mardi 20 novembre 2012

Usages de la messagerie électronique 3/4. Y mettre les formes



L’écriture quotidienne de messages électroniques suppose la maîtrise d’un certain nombre de codes sociaux relatifs aux pratiques langagières : travailler dans un environnement professionnel dans lequel le recours à l’écrit est prédominant oblige à rester attentif à la forme des messages dont on est l’expéditeur. C’est ce qu’a voulu analyser une étude américaine publiée en 2011 : elle a pris pour objet les communications par messagerie électronique au sein de l’entreprise Enron. En effet, au moment de l’enquête menée par le gouvernement des Etats-Unis dans cette société, ce sont des centaines de milliers de courriers électroniques, écrits par une centaine d’employés de 1998 et 2002, qui ont été rendues publiques.

 
Les auteurs ont voulu évaluer la part des courriers « formels » et celle des courriers « informels », et plus précisément ce qui pouvait motiver le choix des auteurs de recourir à un style « formel » ou au contraire « informel ». Trois paramètres ont été testés à cette occasion, l’hypothèse de recherche étant que leur combinaison balise le champ de la « politesse » :

- la « distance sociale » correspond au degré de connaissance réciproque et d’habitude de fréquentation mutuelle des interlocuteurs. Les courriers électroniques personnels, à l’entourage familial ou amical, sont donc ceux pour lesquels la distance sociale est réduite au minimum, quand les messages à un futur client jamais rencontré reposent sur une distance sociale maximale

-  la « différence de pouvoir » correspond à la hiérarchie à l’intérieur de l’entreprise. Dans le cas d’Enron, on a en haut de l’échelle l’équipe dirigeante – CEO, président, VP, managers – et à leur suite les avocats de l’entreprise, les traders, puis les autres employés

- le « poids de la contrainte » correspond à l’objectif du message envoyé : s’il impose à son destinataire une tâche, formule une requête, il est considéré comme contraignant ce dernier, d’une façon ou d’une autre.

Une bonne partie des résultats de l’étude correspond à l’intuition première que l’on peut avoir :

- d’abord, au sein de l’entreprise, les messages professionnels sont dominants, même si la part des messages personnels n’est pas négligeable : sur un échantillon de 14 000 messages environ, plus d’un message sur cinq ne concerne pas le travail

- de plus, sans surprise aucune, plus le message est personnel plus il recourt éventuellement à des tournures informelles : du point de vue du vocabulaire, bien sûr, mais aussi de la forme graphique du message : pas de majuscules dans l’objet du message ou en début de phrase, recours fréquent à une ponctuation marquant l’émotion (comme les points d’exclamation), recours fréquent à l’ellipse et à la suggestion (marquées par les points de suspension), etc.

- à l’inverse, les messages adressés à un supérieur font l’objet d’une attention particulière à ces questions de forme. De même, plus la distance sociale entre les interlocuteurs est importante, et plus le message véhicule une requête ou une contrainte implicite, plus le message est « formel ».

Un résultat néanmoins n’était pas attendu, et révèle potentiellement un aspect intéressant du rôle de la messagerie électronique dans les rapports que l’individu entretient au groupe : en effet, lorsque le nombre de destinataires dépasse la dizaine, les chances que le message électronique soit informel sont élevées, et ce indépendamment de tous les autres critères – distance sociale, relation hiérarchique, formulation d’une requête. Il y a peut-être là un effet de la construction de l’image de soi dans les entreprises, image dont on sait qu’elle est cruciale dans la carrière : s’adresser à un groupe, c’est dès lors entamer une opération de séduction qui peut passer par le recours à l’informel, plus susceptible de véhiculer l’image de quelqu’un d’agréable, « détendu », « naturel », « simple »… On peut aussi supposer que plus le nombre de destinataires est important, plus leur groupe est hétérogène : s’adresser à sa hiérarchie en même temps qu’à ses collègues peut également pousser à un nivellement des formes que l’on emploie habituellement avec les uns ou les autres.

Mais bien d’autres investigations restent à mener sur la forme des messages électroniques échangés quotidiennement dans les entreprises : ainsi, le cas Enron montre des variations importantes d’un métier à l’autre, comme si une culture de métier jouait en plus de tous les paramètres sociaux déjà évoqués. Toutes choses égales par ailleurs, les avocats sont ainsi les plus « formels », quand les traders recourent plus volontiers à l’informel. Là encore, reste à comprendre les contraintes sociales, en termes d’images ou de relations aux autres, qui pèsent différemment sur les individus dans chacun de ces groupes métiers (âge moyen des collègues, fonctionnement de la hiérarchie interne et des mécanismes de promotion, etc.).


Crédit photo : Matito