mardi 31 mai 2011

Prendre soin de soi





Jean-Christophe Seznec est psychiatre, médecin du sport, créateur et directeur scientifique d’AlteRHego.


On parle beaucoup de stress au travail : les organisations font-elles le nécessaire à ce sujet ?

J.-C. Seznec : Oui et non, dans la mesure où le discours actuel est contradictoire : d’un côté, on reconnaît de plus en plus l’existence des risques dits psychosociaux, on organise des formations, on soumet des questionnaires ; de l’autre, on continue en fait à créer des situations de stress. Il y a en effet un véritable paradoxe à afficher en surface un discours rassurant du type « Ne vous inquiétez pas, on va prendre soin de vous », alors même que la précarité et l’insécurité des emplois se généralisent, ou que les exigences de productivité se durcissent, par exemple. Dans ces conditions, il est important que les salariés puissent prendre soin d’eux-mêmes, puisque les organisations de travail ne le font pas toujours.

La solution viendrait donc de la capacité d’adaptation des individus plutôt que de la réorganisation du travail ?

Il ne s’agit aucunement d’exclure une solution au détriment de l’autre, bien sûr. Il faut néanmoins pouvoir agir en situation d’urgence : quand ça ne va plus au travail, quels moyens peut-on trouver pour s’en sortir ? Parfois, le médecin traitant n’a d’autre choix que de prescrire un arrêt maladie pour sortir un salarié d’une situation de souffrance comme une relation de harcèlement, par exemple. D’autres possibilités existent pourtant pour les entreprises – séparation à l’amiable, mi-temps thérapeutiques – mais elles ne sont pas toujours connues, et parfois refusées par principe. Il reste beaucoup à faire de ce côté. Mais, outre ces cas évidents de manque de bienveillance et d’humanité, qui ne sont heureusement pas majoritaires, on rencontre le plus souvent des cas de mal-être sur lesquels le salarié peut agir au moins en partie.

Comment concevez-vous cette attitude pro-active ?


Les rythmes de vie sont le premier terrain à observer et à rééquilibrer. Le fait qu’ils soient de plus en plus libres – on organise de plus en plus son temps de travail comme on le souhaite, entre l’entreprise et le domicile – est à la fois une victoire pour les individus, moins contraints, et en même temps un danger : régler soi-même son rythme de vie exige une forte capacité d’adaptation, et une bonne connaissance de soi. Le corps a ici une place centrale : il faut pouvoir lui assurer des heures de sommeil suffisantes et une alimentation saine, par exemple. Comme vient de le rappeler Yves Clot lors d’un colloque à Grenoble, le corps et l’esprit ne sont pas dissociables, dans le champ des risques psychosociaux. Une étude a d’ailleurs récemment montré que le fait de rendre conscientes de l’importance de leur activité physique des femmes de ménage avait chez elles augmenté les bénéfices de cette activité physique : baisse de la pression artérielle, du taux de cholestérol etc. Cette mesure de l’impact biologique est très intéressante : tout se passe comme si les individus avaient besoin de trouver du sens à leur tâche. Pour le dire autrement, si je sais que mon travail physique, par exemple, est bénéfique pour la santé de mon corps, alors j’en tire effectivement les bénéfices. Il y a là matière à réfléchir…

Finalement , il s’agit donc d’optimiser l’attitude au travail, la relation à l’activité ?

Oui, l’attitude est en fait aussi importante, en situation de travail, que la technicité. Etre très compétent dans la réalisation d’une tâche ne garantit pas l’évitement du stress. Il faut que la finalité de la tâche s’inscrive dans le système de valeurs de l’individu, qu’elle fasse sens pour lui. Dans les périodes difficiles de transition ou de confusion, cela prend d’autant plus de relief. Est-ce que je peux assumer la réalisation de cette tâche ? Est-ce que je me respecte dans cette action ? Si la réponse est non, la culpabilité engendrée est toxique… Prendre soin de soi, c’est anticiper cela et être capable d’être dans l’action, non dans la simple réaction émotionnelle a posteriori. En fait, il s’agit de penser ce qu’il est possible de faire dans le présent, en évitant le double écueil de la rumination sur le passé, et de l’inquiétude quant au futur.
On imagine que le rapport aux autres est important, dans cette démarche…
Les liens aux autres sont évidemment primordiaux : une des premières prises de conscience à chercher est celle de la réalité des liens sociaux que l’on a construit, son propre « village social ». Il faut pouvoir identifier ceux qui nous entourent et peuvent nous soutenir : les êtres humains sont, comme d’autres espèces étudiées par les éthologues – on pense évidemment au grooming chez les chimpanzés, par exemple - très sensibles aux gestes du quotidien qui marquent le lien voire l’affection : toucher le bras de quelqu’un en lui parlant, croiser le regard… L’expérience sensorielle et sociale n’est là encore pas séparable de l’expérience intérieure. Elle peut dès lors soutenir et aider le mouvement que le sujet peut faire pour lui-même : sortir de la binarité souffrance / réaction émotionnelle immédiate pour aller vers l’engagement d’une action qui fasse sens pour soi. On doit ici faire une différence essentielle entre objectif et direction de vie : l’objectif est toujours synonyme de fin et de contraintes - et il est parfois inatteignable et fonctionne en tout ou rien, ce qui est source d’anxiété et d’insatisfaction. Réfléchir pour soi en termes de direction de vie est au contraire libérateur : on va vers des valeurs importantes pour soi, et le parcours prend une forme que l’on n’a pas forcément fixée à l’avance.

Cette distinction entre objectif et direction n’est-elle pas valable du côté management ?

Si, précisément ; mais si elle en est absente, le salarié ne doit pas s’interdire de la penser pour lui-même…


Crédit photo : La Case photo de Got

dimanche 22 mai 2011

Suicides sur le lieu de travail



Le suicide sur le lieu de travail est un sujet qui ne peut désormais plus s’évoquer, y compris au plan international, sans le nom de France Télécom – l’entreprise française tristement célèbre pour les cas en série qu’elle a connus en 2008. Le travail du cabinet Technologia a été largement diffusé à cette occasion, et la réflexion autour des risques psychosociaux a sans aucun doute été poussée par cette sombre conjoncture. Tous les arguments auront été avancés : le suicide est un acte aux facteurs multiples (l’hypothèse la moins contraignante, la plus vague dans sa formulation mais la plus raisonnable), ou bien un acte strictement intime sans causalité sociale (une position radicale peu recevable), ou encore la conséquence directe de conditions de travail stressantes (un point de vue questionnant, qui n’exclut pas la fragilité individuelle par ailleurs). Une approche pluridisciplinaire de cette question est donc nécessaire, et justifie son traitement par les cabinets spécialisés dans la prévention des risques psychosociaux.



S’il est une violence sociale que le sujet retourne contre lui-même, le suicide sur le lieu de travail peut-il être efficacement prévenu ? Reconnaître la validité de l’hypothèse, c’est s’engager à une réflexion en profondeur sur l’organisation du travail. Néanmoins, les ressources dont on dispose actuellement sont majoritairement des méthodes prêtes à l’emploi : elles définissent le comportement à tenir en cas de suspicion d’idées suicidaires chez un collègue, focalisent sur l’urgence de la situation, et opèrent ainsi l’économie temporaire d’une réflexion plus vaste. Par exemple, l’Etat du Michigan préconise la méthode ACT : « Acknowledge your concern: take it seriously and be willing to listen; Care: take the initiative and voice your concern to your coworker or supervisor, then help your coworker obtain Treatment immediately » (Faites connaître votre inquiétude : prenez votre collaborateur au sérieux et soyez prêt à l’écouter. Prenez soin de lui : prenez l’initiative et faites part de votre inquiétude à un collaborateur ou à votre supérieur hiérarchique, et aidez votre collègue à obtenir immédiatement de l’aide [treatment renvoie à une aide médicalisée]). Dans l'urgence, la conception de la sécurité au travail se réduit même parfois à sa pure expression matérielle : Kevin Jones relève ainsi l'exemple de travaux de sécurisation de toits de buildings en Australie, après plusieurs cas de suicides, et insiste sur le fait que toutes la barrières matérielles que l'on pourra imaginer seront inutiles tant que l'on ne ne penchera pas sur les raisons qui ont poussé ces salariés à se suicider. Sur ce sujet ultra-sensible comme sur l’ensemble des risques dits psychosociaux, on oscille donc entre recommandations pragmatiques en vue de la prévention et analyse de fond de l’origine des suicides sur les lieux de travail.
Les chiffres disponibles sur le sujet ne sont ni nombreux ni aisés à manier. Qu’on en tienne pour preuve la récente offensive syndicale à l’encontre de cet inspecteur général honoraire de l’INSEE, René Padieu, qui tenait le raisonnement suivant : « En 2007, on avait pour la population d'âge d'actif (20 et 60 ans) un taux de suicide de 19,6 suicides pour 100 000 […] 24 suicides en 19 mois, cela fait 15 sur une année. L'entreprise compte à peu près 100 000 employés. Conclusion : on se suicide plutôt moins à France Télécom qu'ailleurs. » Le problème essentiel de ce calcul est qu’il repose sur un chiffre global, le taux de suicide au sein de la population active – un chiffre qui ne permet donc pas de distinguer entre suicides sur le lieu de travail et suicides en dehors du lieu de travail. Or, en 2005, Christophe Dejours pointait précisément l’absence de données quantitatives précises : il estimait alors, « d'après la seule enquête quantitative menée en 2003 par l'inspection médicale de Basse-Normandie », entre 300 et 400 le nombre de salariés se suicidant tous les ans en France sur leur lieu de travail. Aux Etats-Unis, le Bureau des statistiques du travail indiquait quant à lui en 2004 que, sur la période 1992-2001, 2170 salariés américains s’étaient donné la mort sur leur lieu de travail, ce qui représente 3,5% des 61 824 décès au travail survenus sur cette même période. Les catégories de travailleurs à plus haut risque désignées par ce rapport sont les hommes (les taux de suicide chez les femmes, y compris en ce qui concerne les suicides hors du lieu de travail, sont quatre fois moins importants sur la période de référence), les travailleurs âgés, les travailleurs indépendants et les agriculteurs.
Autre élément d’inquiétude : le suicide au travail est-il « contagieux » ? Si ce terme épidémiologique n’est sans doute pas le plus adapté, l’idée à retenir est que le suicide ne procède pas seulement d’une décision individuelle, mais résulte également d’une sensibilité plus ou moins grande aux événements subis – le suicide d’un collègue étant évidemment susceptible de fragiliser grandement un environnement de travail. Une étude suédoise apporte des éléments en ce sens, venant ainsi compléter les données attestant d’un risque accru de suicide au sein des familles dont un des membres s’est suicidé. Publiée en 2009 et fondée sur l’analyse de données individuelles anonymisées recueillies dans les années 1990, cette étude montre que, pour les hommes, la part des suicides corrélables à l’influence du suicide d’un collaborateur est deux fois plus importante que celle des suicides corrélables à l’influence d’un suicide survenu dans le cercle familial. Chez les femmes, il ne semble pas qu’on puisse observer une telle différence. Les chercheurs restent néanmoins prudents et insistent sur le biais provoqué par l’anonymisation des données : c’est toute la singularité de l’histoire des individus qui se trouve ainsi gommée, alors même qu’elle permettrait sans doute d’éclairer ce qui est ici véritablement en jeu.

Crédit photo : Laurel Fan