mardi 18 septembre 2012

En matière de risques psychosociaux, l’obligation de moyens ne suffit pas

La caisse d’épargne Rhône Alpes Sud vient de l’apprendre à ses dépends.

Cette caisse a mis en place un système de « benchmark » (en réalité un outil de mesure et positionnement relatif à des performances) malgré les alertes des syndicats, de l’expert du CHSCT, de l’inspection du travail et des services de santé au travail concernant les risques pour la santé d’un tel système. Elle a dans le même mouvement, entendant les critiques, mis en place un observatoire des RPS, un numéro vert et un plan d’action qualité du travail, autant de « moyens » pour mesurer et traiter les éventuelles conséquences néfastes de l’organisation du travail. Le TGI de Lyon a jugé ces mesures « largement insuffisantes » parce que ne supprimant pas les risques à la source mais visant juste à intervenir a posteriori lorsque le risque est révélé. L’obligation de santé de résultat trouve une application concrète dans ce jugement. L’entreprise a été alertée des conséquences néfastes pour la santé de la mise en concurrence généralisée entre salariés et entre agences bancaires de ce genre de comparaison de performances constantes et systématiques. Elle a donc été jugée « consciente du danger » et condamnée pour son inaction en lien direct avec cette source de risques.

A la suite de l’arrêt Snecma de 2008, c’est une nouvelle fois une organisation du travail spécifique qui est jugée, en soi, créatrice de danger. Cette limitation par le juge des prérogatives managériales doit inviter les entreprises à mieux prendre en considération les conséquences sur la santé des systèmes organisationnels et managériaux qu’elles mettent en place.

Pour un complément d'information, vous pouvez lire les interviews de Pierre-Yves Verkindt, Professeur à l’École de droit de la Sorbonne (Université Paris I) et de Frank Bournois, Professeur de sciences de gestion (Université Paris II) sur le site de WK-RH.


Usages de la messagerie électronique (2/4). L’accélération du temps au travail


Dans un ouvrage récent, le philosophe allemand Hartmut Rosa analyse ce qu’il appelle « l’accélération du temps », laquelle serait une caractéristique de la modernité : la messagerie électronique, parce qu’elle permet de répondre à des sollicitations professionnelles de manière immédiate, et ce y compris hors de son lieu de travail, hors de ses horaires habituels, participe de ce mouvement global d’accélération. Pour autant, ses utilisateurs sont-ils condamnés à travailler toujours plus vite ?



Faire preuve de réactivité à la réception d’un message électronique est habituellement perçu comme une qualité professionnelle : on se signale ainsi comme un collaborateur disponible, efficace et compétent. Le problème, on le sait bien, est que les messages se multiplient, et que le simple temps de réponse occupe désormais une partie importante des journées des salariés. Faut-il dès lors voir dans la messagerie électronique un piège chronophage, susceptible d’augmenter le développement des situations de mal-être au travail ? Il n’est sans doute pas si simple de pointer ainsi du doigt le dispositif technique :

« Contrairement à une hypothèse largement répandue […], la technologie n'est pas elle-même la cause de l'accélération sociale. […] rien, dans cette technologie, ne me force ou même ne m'incite à lire et à écrire plus de messages par jour, même si, bien évidemment, la technologie est une condition de possibilité de l'augmentation. » (H. Rosa, Aliénation et accélération, p. 33)

Notre utilisation de la messagerie électronique peut en effet être largement améliorée, à supposer que l’on accepte de voir la fascination qu’elle exerce sur nous : finalement, nous sommes sans doute responsables de notre propre aliénation, grisés par une accélération temporelle que nous désirons autant que nous en subissons les effets parfois négatifs.Interviewé par les journalistes Martin Legros et Martin Duru, Hartmut Rosa explique ainsi :

 « C'est le grand paradoxe de l'accélération. À chaque fois, nous espérons que les nouvelles technologies vont nous donner plus de temps. Mais, à chaque fois, nous faisons l'expérience du contraire : la technologie ne nous aide pas à résoudre le problème du temps, elle l'aggrave au contraire ! Elle ne rend pas le temps plus abondant, elle l'épuise. Pour comprendre cela, il faut faire la distinction entre logique individuelle et collective. Lorsque vous vous déplacez en voiture au lieu de marcher, le trajet vous prend dix minutes au lieu d'une heure. Vous avez gagné cinquante minutes que vous pouvez utiliser comme temps libre. Mais avec les voitures ou Internet, c'est aussi la vie sociale qui s'accélère. Le flot qui vous entoure, la vitesse de l'activité sociale augmentent. Les e-mails sont mon exemple favori : dans le passé, on écrivait dix lettres en une heure, à présent, il faut moitié moins de temps pour écrire dix e-mails. Du coup, on écrit encore plus d'e-mails et on en lit beaucoup plus. Cette logique exponentielle n'est pas due à la technologie, mais à une logique de compétition qui nous est propre. La famine temporelle tient ainsi à ce que j'appelle « la logique de la montée en flèche ». Nous produisons et nous consommons toujours plus de biens, et donc plus d'options, de possibilités. Vous avez le choix de faire de plus en plus de choses : davantage de chaînes de télé, de pages Internet, le nombre de personnes que vous pouvez rencontrer a explosé. Conséquence : vous avez moins de temps pour vous intéresser à chaque objet, pour suivre chaque option, pour vous attacher à chaque contexte. Car la seule chose que vous ne pouvez pas augmenter, c'est le temps lui-même ! »

Il reste donc la possibilité de choisir de prendre son temps, pour une fois : mais, prévient Hartmut Rosa, y compris dans ce cas, le désir de performance et d’accélération est souvent sous-jacent :

« Certains essayent de lever le pied. Mais, souvent, leur attitude procède de ce que j'appelle la « décélération fonctionnelle ». Ils vont à des cours de méditation ou dans un monastère pour méditer une ou deux semaines sans Internet, sans connexion avec l'extérieur, ils ralentissent, mais c'est une stratégie de coaching personnel : ils ont l'intention d'être encore plus efficace, plus rapide, plus compétitif une fois de retour au travail. »


La décélération n’est donc pas un processus simple : s’y engager dans le seul objectif d’augmenter encore le rythme de travail – une visée légitime dans la compétition pour la productivité - expose au risque d’une dérégulation pathogène du temps vécu. De ce point de vue, Hartmut Rosa analyse le burnout et la dépression comme des symptômes du dysfonctionnement dans l’accélération du temps : ils sont de fait des moments d’arrêt de toute activité, une décélération radicale.

Ce constat engage à penser des stratégies collectives d’adaptation aux environnements de travail : on ne peut faire peser sur les seuls individus la responsabilité d’une gestion raisonnée des nouveaux rythmes de travail induits par la messagerie électronique et les outils numériques en général. Ces derniers libèrent, à l’échelle collective, du temps : sans doute y a-t-il ici une opportunité pour créer un apprentissage social de l’utilisation rationnelle de ce temps gagné, dans la recherche complexe d’un équilibre entre augmentation de la productivité permise par la technologie, et préservation du bien-être au travail.

Crédit photo : hirondellecanada