Dans le New York Times daté du 5 juin 2012, le professeur d’histoire de la médecine Howard Markel soutient
la récente initiative du manuel de référence de la psychiatrie américaine, le DSM
- Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, lequel vient d’étendre son chapitre sur les addictions bien
au-delà du champ des substances psychoactives telles que l’alcool, en traitant aussi
des addictions aux jeux de hasard. Le sexe et Internet sont également
pressentis pour figurer dans la catégorie des objets addictifs, mais pour le
moment le DSM les met sur liste
d’attente, considérant que les études scientifiques sur le sujet sont encore
lacunaires. On pourrait ne voir ici qu’une querelle d’experts débattant de
classements et de catégories : néanmoins, cette extension de la liste des
objets addictifs n’est pas sans conséquence pour les organisations de travail.
L’évolution actuelle de la liste
médicale des objets d’addiction opère un décentrage : il ne s’agit plus,
ou plus seulement, de repérer des produits qui sont addictifs « en
soi » et qui représentent donc, de fait, un risque d’addiction pour quiconque
(les opiacés, la nicotine, etc.). Il s’agit plutôt de comprendre le
comportement que constitue l’addiction d’un point de vue médical, en ne
limitant pas la liste des objets sur lesquels elle se fixe. On peut donc
souffrir d’une addiction à l’héroïne comme on souffre d’une addiction au poker
en ligne.
S’il est possible de parler d’addiction au poker en ligne exactement
de la même manière que l’on peut parler d’addiction
à une substance, c’est, dit le Dr Howard Markel, parce que l’addiction, quel
que soit son objet, provoque des modifications cérébrales identiques :
selon lui, là est le critère médical de la dépendance. Les symptômes associés
sont comparables également lors des tentatives de sevrage – de telle sorte que
la dépendance peut avoir dans tous les cas des manifestations physiques aussi
bien que psychologiques.
Les détracteurs de cette approche
pointent d’abord le fait que cette liste d'objets addictifs est potentiellement infinie, et que
voir de l’addiction partout risque de faire considérer comme pathologiques des
comportements quotidiens qui ne sont pas forcément problématiques au sens
médical du terme. Il est vrai que, dans les conversations quotidiennes comme
dans la presse, on parle régulièrement du fait d’être « accro aux jeux
vidéo », « accro au sucre », « accro à ses mails » :
néanmoins, tous ces cas ne renvoient pas forcément à un problème d’addiction au
sens médical du terme, et relèvent le plus souvent de la métaphore.
A l’inverse, on oublie parfois
que des comportements compulsifs évoquant ceux de l’addiction existent chez
certains sujets là où on les attend le moins : les personnes qui souffrent
de potomanie, par exemple (un trouble
lié notamment à des pathologies psychiatriques), peuvent mourir de la quantité d’eau
qu’elles absorbent – car, en cas de crise, elles ne s’arrêtent tout simplement
pas de boire. Évidemment, le cas est extrême, et nul n’irait pour autant ranger
l’eau au rang des substances générant « en soi » des comportements
addictifs.
Le débat est donc avant tout
scientifique, mais il a des conséquences économiques évidentes : les
compagnies d’assurance par exemple ne voient jamais la
« médicalisation » de nouveaux comportements d’un très bon œil -
parce que reconnaître officiellement plus de pathologies, c’est aussi potentiellement ouvrir de
nouveaux droits financiers à ceux qui en souffrent.
Quelles sont dès lors les conséquences de ces
débats autour de l’addiction pour le monde du travail ? L’employeur est,
en France, astreint à une obligation de sécurité de résultat. L’article
L4121-1 du Code du travail pose ainsi : « L'employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la
sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. Ces mesures
comprennent des actions de prévention des risques professionnels, des actions
d'information et de formation, la mise en place d'une organisation et de moyens
adaptés. L'employeur veille à l'adaptation de ces mesures pour tenir compte du
changement des circonstances et tendre à l'amélioration des situations
existantes ».
La difficulté réside donc essentiellement
du côté de la prévention des risques : si les objets de l’addiction sont
multiples et de nature si différente, n’y a-t-il pas pour l’employeur un défi
impossible à relever, qui consisterait à lister tout ce qui constitue un risque
potentiel pour mieux le prévenir ? Dans le champ des RPS, la prévention
des addictions pourtant déjà bien identifiées, comme l’alcoolisme, n’est pas sans difficultés :
la description du lien de causalité entre environnement de travail et addiction
n’est pas toujours aisée par exemple, et les modalités pratiques de la
prévention ne sont pas plus évidentes. Si on la voit de façon positive, la
complexification de la reconnaissance médicale des phénomènes d’addiction
pourrait être stimulante pour la réflexion sur ces sujets : il est en tout
cas souhaitable qu’elle ne soit pas entendue comme l’annulation de la capacité
à agir du côté des organisations de travail.
Crédit photo : joey.parsons