mardi 9 juillet 2013

Se tuer au travail


Après l’immolation en février, à Nantes, d’un chômeur devant son agence Pôle Emploi, la petite phrase du président François Hollande, qui a cru y voir un « drame personnel » là où les spécialistes de la souffrance au travail voyaient l’expression d’un malaise social profond, a été relevée avec agacement. En 2012, la réaction de la ministre Marisol Touraine à l’immolation d’un autre chômeur en fin de droits, dont elle avait évoqué la « situation personnelle difficile », avait soulevé un concert de protestations identiques, portées alors par le Mouvement national des chômeurs et des précaires. Revenant sur la signification à donner à ces immolations, le quotidien Le Monde a constitué en mars un dossier spécial sur le sujet, convoquant des chercheurs pour rappeler la dimension sociale du suicide -  un thème emblématique en sociologie depuis l’analyse qu’en a fait Durkheim au début du 20ème siècle. L’enjeu des débats est toujours celui de l’étiologie, c’est-à-dire des causes : se suicide-t-on seulement à cause de la violence du monde du travail ?


Spectaculaires, dramatiques, des immolations et suicides sur les lieux de travail ou sur des lieux liés au travail prennent désormais une place importante dans l’actualité. Les décennies médiatiques précédentes avaient associé l’immolation à des sociétés que l’on pensait alors comme éloignées « de la modernité individualiste démocratique », selon la formule d’Alain Ehrenberg : sacrifice à valeur collective, sur l’autel du politique et du religieux confondu, l’immolation portait le poids du tragique lié aux situations de guerres et de conflits armés. Que cet acte violent fasse irruption dans les conflits liés aux situations de travail a tout pour inquiéter, et trouve logiquement un écho médiatique fort, relançant ainsi la polémique sur les liens entre suicide et souffrance au travail.

Pour Yves Clot en effet, « Les suicides de chômeurs nous en disent plus sur l’état de nos institutions que sur le malheur des chômeurs eux-mêmes. » Le choix du suicide sur le lieu de travail, et a fortiori le choix de l’immolation, conféreraient ainsi à l’acte le statut de « suicide de protestation », qui a pour but de « rendre visible cette révolte en public ». Ces actes seraient alors un écho à une idée de sacrifice, tristement significative de l’air du temps : « Rigueur, austérité, efforts, sacrifices, discipline, règles strictes, mesures douloureuses…» sont des termes omniprésents, rappelle ainsi Mona Chollet. Ainsi, dans un contexte tendu de crise économique et de discours politiques qui prônent en permanence des « efforts nécessaires » (des politiques générales d’austérité aux restructurations, en passant par le pessimisme au sujet des retraites), ces immolations et suicides apparaissent essentiellement comme des actes désespérés de revendication.

Quelles politiques de prévention peuvent donc être pensées, dans ce contexte unanimement reconnu comme celui d’une dégradation du climat économique et social ? Doit-on accepter la fatalité d’un risque de suicide accru pour la population générale, le stress au travail apparaissant comme un facteur déclenchant ? On le sait, ces actes de violence retournée contre soi ne sont pas commis par tous les salariés, fort heureusement. Le repérage des situations particulièrement délétères pour les individus est donc la clé d’une prévention des risques. La psychiatre Viviane Kovess-Masfety affirme pour sa part : « La question du « à cause de » est très compliquée. Ce n'est parce qu'une personne se suicide sur son lieu de travail ou qu'elle laisse une lettre mettant en cause le travail qu'elle se suicide «à cause du travail». La causalité dans le cadre de la santé mentale est très difficile à établir parce que les choses sont complexes et les facteurs multiples. L'autopsie psychologique est une technique qui permet de faire la part des choses entre une pathologie psychiatrique sous-jacente pas forcément connue par le médecin du travail ni repérée par l'entourage, des éléments de vie personnelle et ce qui se passe au travail. » Danièle Linhart, sociologue au CNRS, plaide quant à elle pour un lien plus marqué entre situation économique globale et souffrance au travail : elle dénonce le « discrédit » jeté sur les salariés par un discours politique qui les accuse de dénigrer la « valeur travail », et insiste sur la fragilité de « ceux qui perdent pied dans le marché du travail ou dans les entreprises », à savoir les chômeurs et les précaires en particulier.

Ce qui fait consensus, c’est que la dépression est un facteur de risque majeur de suicide. Les sentiments d’humiliation, de culpabilité, de désespoir sont également évoqués dans les entours des syndromes dépressifs, qu’ils en soient la cause ou le résultat. L’initiative suédoise de formation des médecins généralistes, menée au milieu des années 1980 à Götland, est toujours présentée comme un exemple réussi de politique de prévention globale du suicide. Elle a consisté en une formation systématique des médecins généralistes au repérage et à la prise en charge des dépressions, qu’elles soient liées ou non à une situation de souffrance au travail. La prise en charge médicale du problème est donc l’une des voies possibles, et elle s’appuie d’ailleurs à présent sur un réseau institutionnel solidement implanté – la médecine du travail par exemple, et, plus largement, sur le réseau désormais pluridisciplinaire des acteurs de la santé et de la sécurité au travail.

Augmenter la capacité de détection des situations à risque et soutenir les individus traversant des périodes difficiles est donc de l’ordre du possible, mais le travail de prévention n’a de sens que s’il n’est pas dans le même temps annulé par des dysfonctionnements organisationnels : “Il y a des gens qui vendent aujourd’hui des méthodes pour amener les salariés à leur limite de résistance pour en faire des battants pendant un certain temps, sans se poser la question de savoir comment ils seront à la sortie”, dénonce ainsi un spécialiste des risques professionnels dans un entretien donné au Nouvel Économiste. En matière de prévention du suicide au travail, la question de la construction d’une stratégie cohérente sur le long terme – une question valable pour l’organisation de et du travail en général - se pose donc avec une acuité toute particulière.

Crédit photo : ahisgett

lundi 4 mars 2013

Extension du périmètre des addictions : conséquences pour la prévention des RPS



Dans le New York Times daté du 5 juin 2012, le professeur d’histoire de la médecine Howard Markel soutient la récente initiative du manuel de référence de la psychiatrie américaine, le DSM - Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, lequel vient d’étendre son chapitre sur les addictions bien au-delà du champ des substances psychoactives telles que l’alcool, en traitant aussi des addictions aux jeux de hasard. Le sexe et Internet sont également pressentis pour figurer dans la catégorie des objets addictifs, mais pour le moment le DSM les met sur liste d’attente, considérant que les études scientifiques sur le sujet sont encore lacunaires. On pourrait ne voir ici qu’une querelle d’experts débattant de classements et de catégories : néanmoins, cette extension de la liste des objets addictifs n’est pas sans conséquence pour les organisations de travail.


L’évolution actuelle de la liste médicale des objets d’addiction opère un décentrage : il ne s’agit plus, ou plus seulement, de repérer des produits qui sont addictifs « en soi » et qui représentent donc, de fait, un risque d’addiction pour quiconque (les opiacés, la nicotine, etc.). Il s’agit plutôt de comprendre le comportement que constitue l’addiction d’un point de vue médical, en ne limitant pas la liste des objets sur lesquels elle se fixe. On peut donc souffrir d’une addiction à l’héroïne comme on souffre d’une addiction au poker en ligne.

S’il est possible de parler d’addiction au poker en ligne exactement de la même manière que l’on peut parler d’addiction à une substance, c’est, dit le Dr Howard Markel, parce que l’addiction, quel que soit son objet, provoque des modifications cérébrales identiques : selon lui, là est le critère médical de la dépendance. Les symptômes associés sont comparables également lors des tentatives de sevrage – de telle sorte que la dépendance peut avoir dans tous les cas des manifestations physiques aussi bien que psychologiques.
Les détracteurs de cette approche pointent d’abord le fait que cette liste d'objets addictifs est potentiellement infinie, et que voir de l’addiction partout risque de faire considérer comme pathologiques des comportements quotidiens qui ne sont pas forcément problématiques au sens médical du terme. Il est vrai que, dans les conversations quotidiennes comme dans la presse, on parle régulièrement du fait d’être « accro aux jeux vidéo », « accro au sucre », « accro à ses mails » : néanmoins, tous ces cas ne renvoient pas forcément à un problème d’addiction au sens médical du terme, et relèvent le plus souvent de la métaphore.

A l’inverse, on oublie parfois que des comportements compulsifs évoquant ceux de l’addiction existent chez certains sujets là où on les attend le moins : les personnes qui souffrent de potomanie, par exemple (un trouble lié notamment à des pathologies psychiatriques), peuvent mourir de la quantité d’eau qu’elles absorbent – car, en cas de crise, elles ne s’arrêtent tout simplement pas de boire. Évidemment, le cas est extrême, et nul n’irait pour autant ranger l’eau au rang des substances générant « en soi » des comportements addictifs.

Le débat est donc avant tout scientifique, mais il a des conséquences économiques évidentes : les compagnies d’assurance par exemple ne voient jamais la « médicalisation » de nouveaux comportements d’un très bon œil - parce que reconnaître officiellement plus de pathologies, c’est aussi potentiellement ouvrir de nouveaux droits financiers à ceux qui en souffrent.

Quelles sont dès lors les conséquences de ces débats autour de l’addiction pour le monde du travail ? L’employeur est, en France, astreint à une obligation de sécurité de résultat. L’article L4121-1 du Code du travail pose ainsi : «  L'employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. Ces mesures comprennent des actions de prévention des risques professionnels, des actions d'information et de formation, la mise en place d'une organisation et de moyens adaptés. L'employeur veille à l'adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l'amélioration des situations existantes ».

La difficulté réside donc essentiellement du côté de la prévention des risques : si les objets de l’addiction sont multiples et de nature si différente, n’y a-t-il pas pour l’employeur un défi impossible à relever, qui consisterait à lister tout ce qui constitue un risque potentiel pour mieux le prévenir ? Dans le champ des RPS, la prévention des addictions pourtant déjà bien identifiées, comme l’alcoolisme, n’est pas sans difficultés : la description du lien de causalité entre environnement de travail et addiction n’est pas toujours aisée par exemple, et les modalités pratiques de la prévention ne sont pas plus évidentes. Si on la voit de façon positive, la complexification de la reconnaissance médicale des phénomènes d’addiction pourrait être stimulante pour la réflexion sur ces sujets : il est en tout cas souhaitable qu’elle ne soit pas entendue comme l’annulation de la capacité à agir du côté des organisations de travail.





Crédit photo : joey.parsons

mercredi 30 janvier 2013

L’ennui au travail : force de création ou facteur de risque psychosocial ?

L’ennui est facteur de créativité : c’est cette idée (déjà bien traitée auparavant, dans le domaine de la pédagogie par exemple) que soutiennent deux chercheures britanniques, qui ont observé la façon dont les individus se comportaient après avoir été soumis à des tâches réputées répétitives et lassantes  - dans leur protocole expérimental, il s’agissait de lire ou de recopier des pages d’annuaire. Elles affirment que plus la tâche réalisée permet de laisser vagabonder ses pensées (par exemple, lire autorise plus la rêverie que le fait de recopier une page), plus le potentiel créatif des individus peut s’exercer. En clair, s’ennuyer lors d’une réunion ne serait pas forcément synonyme de temps perdu, mais pourrait au contraire stimuler la production d’idées. Néanmoins, il y aurait  une limite, préviennent les chercheures : un peu d’ennui stimulerait la créativité, trop d’ennui induirait des comportements négatifs. L’appréciation de cette limite est floue, mais l’on comprend que l’ennui devient négatif lorsqu’il ne permet plus une activité mentale constructive, et qu’il devient envahissant  - et donc stérilisant.

C’est cette vision très déprimée de l’ennui qui semble faire son entrée dans le champ des RPS. En mai 2012, CNN titrait ainsi : « L’ennui au travail, le nouveau stress ? ». Il faudrait donc prendre en compte un symptôme supplémentaire – moins discuté que le stress jusqu’à présent, mais tout aussi négatif pour les organisations de travail.

Selon une étude américaine parue en 2011, les employés qui s'ennuient sont plus susceptibles de se comporter de façon négative dans l'organisation : abus contre les autres, défauts de productivité, sabotage, manquement, vol, chahut seraient ainsi au menu des réjouissances artificiellement créées par les victimes de l'ennui, comme autant d'antidotes, évidemment mal choisis, à leur mal-être au travail :

-        les abus contre les autres sont plus ou moins sévères, et d'ordre physique ou psychologique (frapper un collègue, ou bien l'ignorer ostensiblement...)

-        les défauts de productivité sont ici entendus non comme le résultat d'une incompétence ou d'un malaise psychologique (annonciateur d'un burnout par exemple), mais comme un ralentissement intentionnel de l'activité, à des fins conscientes de nuisance

-        le sabotage consiste à détruire ce qui est la propriété de l'organisation

-        le manquement consiste à diminuer le temps de travail

-        le vol consiste à voler soit la propriété de l'organisation soit un autre individu (client ou collègue)

-        le chahut (horseplay) n'est pas forcément un comportement agressif en soi, mais ses conséquences le sont pour l'organisation : il peut s'agir de jeux, de plaisanteries prenant une place trop importante au travail.

Ainsi, l'étude américaine ici considérée propose de traiter l'ennui comme un problème qui se pose à l'organisation : les victimes de l'ennui seraient plus susceptibles de désorganiser le travail collectif, d'être contre-productifs, voire de nuire à leurs clients, leurs collègues ou superviseurs. Les causes de cet ennui apparaissent comme fortement corrélées à des états psychologiques individuels : il y aurait deux catégories d'individus, ceux qui diraient s'ennuyer à cause de leur environnement extérieur (ils reprochent donc à leur environnement professionnel de ne pas être assez stimulant pour eux), et ceux qui s'ennuieraient pour des raisons qui leur seraient propres, intérieures (ils seraient incapables de créer pour eux-mêmes un environnement stimulant).

Or, le résultat intéressant de cette étude est que les individus selon lesquels l'ennui serait provoqué par un facteur extérieur seraient plus susceptibles que les autres de se mettre en colère, et donc de devenir agressifs dans l'organisation de travail. En d'autres termes, puisqu'ils reprochent aux autres de leur rendre leur travail inintéressant, ils leur font en quelque sorte payer.

Sans doute y a-t-il ici, pour les managers notamment, un point concret à entendre : il s'agirait de prendre au sérieux les discours de récrimination, fussent-ils infondés, dans la mesure où ils pourraient être la première étape dans des comportements dirigés contre l'organisation de travail. L'ennui, lorsqu'il s'exprime sur le ton du reproche aux autres, indiquerait alors qu'un détachement du salarié vis-à-vis de l'organisation de travail est déjà à l'œuvre, rendant cette dernière moins importante à ses yeux -  de telle sorte que lui causer des dommages serait ressenti comme moins répréhensible, voire justifié.

L’ennui apparaît donc bien comme un sujet important dans le champ des risques psychosociaux, que les organisations doivent prendre en considération. Il ne s’agit pas d’entrer dans une logique platement productiviste qui viserait à le faire disparaître : la rêverie, le temps flottant, le désœuvrement ponctuel, les discussions informelles sont au contraire autant de respirations qui garantissent la productivité et l’efficacité au travail. Néanmoins, l’ennui revêt des formes multiples, et l’on peut en proposer une typologie graduée : à la rêverie qui permettra l’éclosion d’une idée riche et nouvelle, répond un ennui menaçant, presque baudelairien - celui dont le poète nous promet que dans un bâillement il  avalerait le monde. Noir, vengeur, cet ennui-là ne se fonderait pas toujours sur des éléments objectifs mais serait avant tout le résultat d’une perception particulière du monde du travail. Aux organisations de tenir un dialogue suffisamment ouvert pour en prendre conscience, et pour que les salariés qui en souffrent ne fassent pas souffrir les autres mais puissent au contraire retrouver le goût de leur travail et celui de la collaboration.


Crédit photo : nathanborror

mardi 20 novembre 2012

Usages de la messagerie électronique 3/4. Y mettre les formes



L’écriture quotidienne de messages électroniques suppose la maîtrise d’un certain nombre de codes sociaux relatifs aux pratiques langagières : travailler dans un environnement professionnel dans lequel le recours à l’écrit est prédominant oblige à rester attentif à la forme des messages dont on est l’expéditeur. C’est ce qu’a voulu analyser une étude américaine publiée en 2011 : elle a pris pour objet les communications par messagerie électronique au sein de l’entreprise Enron. En effet, au moment de l’enquête menée par le gouvernement des Etats-Unis dans cette société, ce sont des centaines de milliers de courriers électroniques, écrits par une centaine d’employés de 1998 et 2002, qui ont été rendues publiques.

 
Les auteurs ont voulu évaluer la part des courriers « formels » et celle des courriers « informels », et plus précisément ce qui pouvait motiver le choix des auteurs de recourir à un style « formel » ou au contraire « informel ». Trois paramètres ont été testés à cette occasion, l’hypothèse de recherche étant que leur combinaison balise le champ de la « politesse » :

- la « distance sociale » correspond au degré de connaissance réciproque et d’habitude de fréquentation mutuelle des interlocuteurs. Les courriers électroniques personnels, à l’entourage familial ou amical, sont donc ceux pour lesquels la distance sociale est réduite au minimum, quand les messages à un futur client jamais rencontré reposent sur une distance sociale maximale

-  la « différence de pouvoir » correspond à la hiérarchie à l’intérieur de l’entreprise. Dans le cas d’Enron, on a en haut de l’échelle l’équipe dirigeante – CEO, président, VP, managers – et à leur suite les avocats de l’entreprise, les traders, puis les autres employés

- le « poids de la contrainte » correspond à l’objectif du message envoyé : s’il impose à son destinataire une tâche, formule une requête, il est considéré comme contraignant ce dernier, d’une façon ou d’une autre.

Une bonne partie des résultats de l’étude correspond à l’intuition première que l’on peut avoir :

- d’abord, au sein de l’entreprise, les messages professionnels sont dominants, même si la part des messages personnels n’est pas négligeable : sur un échantillon de 14 000 messages environ, plus d’un message sur cinq ne concerne pas le travail

- de plus, sans surprise aucune, plus le message est personnel plus il recourt éventuellement à des tournures informelles : du point de vue du vocabulaire, bien sûr, mais aussi de la forme graphique du message : pas de majuscules dans l’objet du message ou en début de phrase, recours fréquent à une ponctuation marquant l’émotion (comme les points d’exclamation), recours fréquent à l’ellipse et à la suggestion (marquées par les points de suspension), etc.

- à l’inverse, les messages adressés à un supérieur font l’objet d’une attention particulière à ces questions de forme. De même, plus la distance sociale entre les interlocuteurs est importante, et plus le message véhicule une requête ou une contrainte implicite, plus le message est « formel ».

Un résultat néanmoins n’était pas attendu, et révèle potentiellement un aspect intéressant du rôle de la messagerie électronique dans les rapports que l’individu entretient au groupe : en effet, lorsque le nombre de destinataires dépasse la dizaine, les chances que le message électronique soit informel sont élevées, et ce indépendamment de tous les autres critères – distance sociale, relation hiérarchique, formulation d’une requête. Il y a peut-être là un effet de la construction de l’image de soi dans les entreprises, image dont on sait qu’elle est cruciale dans la carrière : s’adresser à un groupe, c’est dès lors entamer une opération de séduction qui peut passer par le recours à l’informel, plus susceptible de véhiculer l’image de quelqu’un d’agréable, « détendu », « naturel », « simple »… On peut aussi supposer que plus le nombre de destinataires est important, plus leur groupe est hétérogène : s’adresser à sa hiérarchie en même temps qu’à ses collègues peut également pousser à un nivellement des formes que l’on emploie habituellement avec les uns ou les autres.

Mais bien d’autres investigations restent à mener sur la forme des messages électroniques échangés quotidiennement dans les entreprises : ainsi, le cas Enron montre des variations importantes d’un métier à l’autre, comme si une culture de métier jouait en plus de tous les paramètres sociaux déjà évoqués. Toutes choses égales par ailleurs, les avocats sont ainsi les plus « formels », quand les traders recourent plus volontiers à l’informel. Là encore, reste à comprendre les contraintes sociales, en termes d’images ou de relations aux autres, qui pèsent différemment sur les individus dans chacun de ces groupes métiers (âge moyen des collègues, fonctionnement de la hiérarchie interne et des mécanismes de promotion, etc.).


Crédit photo : Matito