dimanche 22 mai 2011

Suicides sur le lieu de travail



Le suicide sur le lieu de travail est un sujet qui ne peut désormais plus s’évoquer, y compris au plan international, sans le nom de France Télécom – l’entreprise française tristement célèbre pour les cas en série qu’elle a connus en 2008. Le travail du cabinet Technologia a été largement diffusé à cette occasion, et la réflexion autour des risques psychosociaux a sans aucun doute été poussée par cette sombre conjoncture. Tous les arguments auront été avancés : le suicide est un acte aux facteurs multiples (l’hypothèse la moins contraignante, la plus vague dans sa formulation mais la plus raisonnable), ou bien un acte strictement intime sans causalité sociale (une position radicale peu recevable), ou encore la conséquence directe de conditions de travail stressantes (un point de vue questionnant, qui n’exclut pas la fragilité individuelle par ailleurs). Une approche pluridisciplinaire de cette question est donc nécessaire, et justifie son traitement par les cabinets spécialisés dans la prévention des risques psychosociaux.



S’il est une violence sociale que le sujet retourne contre lui-même, le suicide sur le lieu de travail peut-il être efficacement prévenu ? Reconnaître la validité de l’hypothèse, c’est s’engager à une réflexion en profondeur sur l’organisation du travail. Néanmoins, les ressources dont on dispose actuellement sont majoritairement des méthodes prêtes à l’emploi : elles définissent le comportement à tenir en cas de suspicion d’idées suicidaires chez un collègue, focalisent sur l’urgence de la situation, et opèrent ainsi l’économie temporaire d’une réflexion plus vaste. Par exemple, l’Etat du Michigan préconise la méthode ACT : « Acknowledge your concern: take it seriously and be willing to listen; Care: take the initiative and voice your concern to your coworker or supervisor, then help your coworker obtain Treatment immediately » (Faites connaître votre inquiétude : prenez votre collaborateur au sérieux et soyez prêt à l’écouter. Prenez soin de lui : prenez l’initiative et faites part de votre inquiétude à un collaborateur ou à votre supérieur hiérarchique, et aidez votre collègue à obtenir immédiatement de l’aide [treatment renvoie à une aide médicalisée]). Dans l'urgence, la conception de la sécurité au travail se réduit même parfois à sa pure expression matérielle : Kevin Jones relève ainsi l'exemple de travaux de sécurisation de toits de buildings en Australie, après plusieurs cas de suicides, et insiste sur le fait que toutes la barrières matérielles que l'on pourra imaginer seront inutiles tant que l'on ne ne penchera pas sur les raisons qui ont poussé ces salariés à se suicider. Sur ce sujet ultra-sensible comme sur l’ensemble des risques dits psychosociaux, on oscille donc entre recommandations pragmatiques en vue de la prévention et analyse de fond de l’origine des suicides sur les lieux de travail.
Les chiffres disponibles sur le sujet ne sont ni nombreux ni aisés à manier. Qu’on en tienne pour preuve la récente offensive syndicale à l’encontre de cet inspecteur général honoraire de l’INSEE, René Padieu, qui tenait le raisonnement suivant : « En 2007, on avait pour la population d'âge d'actif (20 et 60 ans) un taux de suicide de 19,6 suicides pour 100 000 […] 24 suicides en 19 mois, cela fait 15 sur une année. L'entreprise compte à peu près 100 000 employés. Conclusion : on se suicide plutôt moins à France Télécom qu'ailleurs. » Le problème essentiel de ce calcul est qu’il repose sur un chiffre global, le taux de suicide au sein de la population active – un chiffre qui ne permet donc pas de distinguer entre suicides sur le lieu de travail et suicides en dehors du lieu de travail. Or, en 2005, Christophe Dejours pointait précisément l’absence de données quantitatives précises : il estimait alors, « d'après la seule enquête quantitative menée en 2003 par l'inspection médicale de Basse-Normandie », entre 300 et 400 le nombre de salariés se suicidant tous les ans en France sur leur lieu de travail. Aux Etats-Unis, le Bureau des statistiques du travail indiquait quant à lui en 2004 que, sur la période 1992-2001, 2170 salariés américains s’étaient donné la mort sur leur lieu de travail, ce qui représente 3,5% des 61 824 décès au travail survenus sur cette même période. Les catégories de travailleurs à plus haut risque désignées par ce rapport sont les hommes (les taux de suicide chez les femmes, y compris en ce qui concerne les suicides hors du lieu de travail, sont quatre fois moins importants sur la période de référence), les travailleurs âgés, les travailleurs indépendants et les agriculteurs.
Autre élément d’inquiétude : le suicide au travail est-il « contagieux » ? Si ce terme épidémiologique n’est sans doute pas le plus adapté, l’idée à retenir est que le suicide ne procède pas seulement d’une décision individuelle, mais résulte également d’une sensibilité plus ou moins grande aux événements subis – le suicide d’un collègue étant évidemment susceptible de fragiliser grandement un environnement de travail. Une étude suédoise apporte des éléments en ce sens, venant ainsi compléter les données attestant d’un risque accru de suicide au sein des familles dont un des membres s’est suicidé. Publiée en 2009 et fondée sur l’analyse de données individuelles anonymisées recueillies dans les années 1990, cette étude montre que, pour les hommes, la part des suicides corrélables à l’influence du suicide d’un collaborateur est deux fois plus importante que celle des suicides corrélables à l’influence d’un suicide survenu dans le cercle familial. Chez les femmes, il ne semble pas qu’on puisse observer une telle différence. Les chercheurs restent néanmoins prudents et insistent sur le biais provoqué par l’anonymisation des données : c’est toute la singularité de l’histoire des individus qui se trouve ainsi gommée, alors même qu’elle permettrait sans doute d’éclairer ce qui est ici véritablement en jeu.

Crédit photo : Laurel Fan

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