mercredi 29 juin 2011
Les restructurations peuvent-elles être socialement responsables ?
Sujet polémique mais directement lié à la question des risques psychosociaux, la responsabilité sociale des entreprises dans les restructurations est plus spécifiquement en discussion depuis le milieu des années 1990, selon Igalens & Vicens (2005). Depuis, un nombre important de rapports ont été produits, jusqu'à celui, publié en janvier 2011, du réseau IRENE : l'objectif est de proposer un « code de conduite » pour des restructurations socialement responsables.
Les restructurations sont un phénomène relativement nouveau. Ray (2006) signale en effet que les fermetures de sites miniers ou sidérurgiques dans les années 80 n'ont rien de comparable avec les restructurations actuelles : n'ayant absolument plus affaire avec des secteurs « en pleine déconfiture », elles sont désormais de compétitivité, « une hypothèse socialement impensable dans les années 1970-1980 ». Quelque chose a donc changé dans le paysage : pour que « restructuration » ne soit pas qu'un euphémisme, un « vocable médiatiquement moins dévastateur que 'licenciement collectif futur' », il s'agit à présent de « préparer et gérer des restructurations pour un avenir durable ». Nouvelle utopie, ou pragmatisme nécessaire ?
Le rapport IRENE est en effet avant tout une déclaration d'intention – louable - , dont la mise en oeuvre reste évidemment le fruit de l'interprétation de principes très généraux tels que « préparer un futur durable ». Du point de vue de l'intégration des risques psychosociaux dans la réflexion, on notera le principe suivant : « prendre en considération la dimension de la santé dans les changements et dans l'emploi ». Assorti de trois recommandations, il s'appuie sur les rapports préparatoires pour le forum européen de 2010 :
« - Préserver la santé des travailleurs européens devrait devenir un des objectifs des politiques publiques et de restructurations.
- Les processus de restructurations et de réorganisations dans les entreprises doivent être accompagnés d’une étude d’impact sur la santé.
- Les maladies liées aux processus de restructurations et de réorganisations doivent pouvoir être considérées comme des maladies professionnelles. »
Le champ de la prévention et celui du traitement se trouvent ici étroitement liés. La nécessité de la prise en compte des répercussions des restructurations sur la santé est également présentée du point de vue de son intérêt économique : « Il est abondamment attesté non seulement que les restructurations ont des conséquences négatives sur la santé avant, pendant et après le processus de restructuration mais aussi qu’ignorer la dimension de la santé pouvait avoir des conséquences négatives sur la capacité de rebond des entreprises. » Jouant sur la multiplicité des points de vue (entreprises, salariés, acteurs publics, citoyens, territoires etc.), le rapport use donc d'un répertoire argumentatif varié, préconisant à la fois des mesures éducatives (formations sur les restructurations à l'usage des managers et des salariés) et des systèmes de bonus-malus visant à inciter les entreprises à s'engager dans le domaine de la RSE.
Dans le documentaire La sociologie est un sport de combat, le sociologue Pierre Bourdieu, connu pour son engagement sur le terrain, expliquait en termes simples ce qu'il voyait comme la non réalisation d'un économie du bonheur : « Comme on élimine les coûts sociaux […], on sous estime beaucoup les coûts et on surestime le rapport coûts profits. […] Quand les gouvernements européens ou nationaux demandent aux sociologues d'étudier la violence, ils veulent quoi ? Ils veulent des recettes pour conjurer la violence : -ce quil faut mettre plus de policiers, est-ce qu'il faut mettre des éducateurs, des animateurs […] En fait, ils excluent systématiquement la question de savoir si les causes de la violence ne sont pas hors de l'univers violent, dans des choses tout à fait évidentes : les taux de chômage, la précarité de l'emploi, l'insécurité temporelle, le fait que l'avenir est incertain, l'élimination scolaire […] Ce qu'on économise d'un côté, on va le payer de l'autre. […] On fait de la de la très mauvaise économie, fondée sur la dissociation de l'économique et du social - et le social c'est de l'économie. »
Il y a là du grain à moudre pour qui travaille sur la prévention et le traitement des risques psychosociaux. A tout le moins, ce qu'on peut essayer de penser, c'est la survenue du stress des salariés dans un contexte large : l'insécurité économique et la précarité de l'emploi sont de puissants facteurs de mal-être au travail, dont les symptômes ne peuvent être simplement traités en eux-mêmes et pour eux-mêmes. La réflexion autour de la responsabilité sociale est donc l'affaire de tous, ce que le rapport IRENE souligne à juste titre.
Crédit photo : Vivian Chen
jeudi 16 juin 2011
La dépression et le stress comme conséquence de conflits au travail
Une étude japonaise récemment publiée dans Social Science and Medicine explore les corrélations entre les conflits au travail et la dépression. L'intérêt de cette étude est qu'elle mobilise la notion de statut socio-économique (SES – Socioeconomic status) pour analyser les résultats obtenus : les deux principaux critères pour le déterminer sont le niveau de diplôme et la profession. Le résultat principal est que les hommes ayant un statut socio-économique élevé, donc les cadres, sont plus sensibles que les autres aux effets négatifs des conflits interpersonnels au travail.
Les risques de dépression et de stress au travail augmentent avec les conflits entre groupes et entre individus : rien que de très intuitif jusque là, une ambiance de travail dégradée étant un des facteurs de risque majeurs dans le domaine psychosocial. L'étude japonaise ici présentée distingue trois types de conflits : conflits entre groupes, conflits au sein de groupes, conflits entre personnes. Elle introduit également un point de vue catégoriel : elle oppose ainsi le statut socioéconomique élevé des cadres à celui des travailleurs manuels. D'émblée, on relèvera ici un point très discutable – que les chercheurs pointent d'ailleurs eux-mêmes : le statut socioéconomique est défini en termes de catégorie socioprofessionnelle et de diplôme, sans que la rémunération ne soit prise en compte. Or, le stress causé par l'insécurité financière est une réalité, et le niveau de rémunération n'est clairement pas corrélable aux critères de catégorie socio-professionnelle et de niveau de diplôme. D'abord, la latitude au sein d'une même catégorie socio-professionnelle est immense : quel est le salaire d'un chef d'entreprise par exemple ? De même, le niveau de diplôme d'un individu n'est pas superposable à sa rémunération - ou alors, il suffirait d'avoir un doctorat pour être assuré de gagner sa vie... Or, la précarité grandissante des diplômés est précisément un facteur de risques psychosociaux important, qui touche notamment à la question de la reconnaissance.
Ces biais mis à part, l'étude japonaise impressionne par le nombre de personnes interrogées : 17 390 hommes et 2393 femmes. La méthodologie est celle du questionnaire personnel ; les personnes interrogées ont eu à évaluer subjectivement les conflits (interpersonnels, inter- et intra- groupes) auxquels elles étaient confrontées sur leur lieu de travail. Le résultat est donc que les hommes de statut socioéconomique élevé sont plus sensibles aux effets négatifs des situations conflictuelles, en particulier des conflits interpersonnels et des conflits intergroupes. Les auteurs soulignent que les salariés de statut socioéconomique élevé sont souvent en position d'encadrement, de responsabilité de groupe – ce qui les fragilise d'emblée. Ainsi, ils sont souvent en position isolée, un isolement lié à la fois à leur position hiérarchique et à leur degré d'autonomie dans le travail. La complexité du réseau professionnel est également présentée comme augmentant parallèlement avec le statut socioéconomique : or, elle constitue également un facteur fragilisant pour les individus. A l'inverse, le travail de groupe dans lequel sont majoritairement engagés les salariés de statut socioéconomique moins élevé semble les protéger. En cas de conflits intergroupes par exemple, c'est en tant qu'individus que les cadres doivent défendre les groupes dont ils ont la responsabilité ; du côté des membres de ce groupe, la problématique est différente : c'est l'identité collective qui prime, et elle semble faire assez efficacement bouclier contre le stress induit par le conflit lui-même.
Par ailleurs, comment expliquer la différence de sensibilité au conflit observée entre hommes et femmes ? La grande différence dans le volume des données recueillies incite à la prudence dans l'analyse – les auteurs eux-mêmes signalent qu'il y aurait sur ce sujet à poursuivre l'étude, en la menant notamment dans d'autres pays. En effet, d'après eux, le contexte culturel est ici un élément important à prendre en compte : ils présentent comme une idéologie toujours vive au Japon celle de la répartition des tâches entre hommes et femmes – l'homme assure le revenu du foyer. Dès lors, la pression associée au travail et le sentiment de responsabilité seraient globalement plus lourde pour les hommes, d'où leur sensibilité plus grande aux effets négatifs des situations conflictuelles.
Crédit photo : mjk23
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