mardi 27 décembre 2011
Le syndrome du « survivant » (ou du « rescapé ») : travailler quand les autres ont été licenciés
Les licenciements massifs mais sélectifs créent un clivage entre ceux qui restent et les autres. Si, sans surprise aucune, les études sur le stress des salariés licenciés révèlent la souffrance sociale dans laquelle ils se retrouvent, il reste que ceux qui ont été épargnés travaillent dans la peur d’être les prochains sur la liste. Le « syndrome des survivants » est donc devenu, à la fin des années 1980, marquées par les restructurations, un objet d’étude à part entière dans la littérature traitant des risques psychosociaux.
Une étude parue en 2001 dans le Joumal of Occupational and Organisational Psychology pose la question en ces termes : « Les réactions des survivants à une restructuration. Le temps apaise-t-il la souffrance ? ». Le problème est donc envisagé comme relevant d’un traumatisme dont il s’agit de traiter les conséquences, la souffrance étant considérée comme partagée par tous les salariés, qu’ils aient été licenciés ou qu’ils restent. Si l’approche psychologisante insiste sur la culpabilité des survivants, elle n’en néglige pas pour autant un moteur essentiel de leur stress, à savoir la perte de confiance dans les instances managériales, soupçonnées de réserver pour la suite d’autres plans de licenciements. De ce point de vue donc, deux interrogations se dessinent et se révèlent également toxiques pour les individus : le « pourquoi eux et pas moi ? » se décline rapidement en « serai-je le prochain ? ».
Le premier problème qui se pose aux salariés « survivants » est la réorganisation en profondeur de leur travail : quand leur poste n’est pas supprimé et qu’ils ne sont pas réassignés à une autre position, ils doivent bien souvent faire face à des tâches nouvelles : comme le disent clairement Allen et al. (2001), « Lorsqu’une organisation de travail impose une restructuration, les survivants, c’est-à-dire les salariés qui continuent à travailler, sont ceux dont on attend qu’ils fassent fonctionner l’organisation – et qu’ils y réussissent, avec finalement moins de personnel. » Le stress induit par ces changements est compréhensible, et il s’étend sur une période longue. L’intérêt de cette étude est précisément qu’elle ne s’arrête pas à l’observation de la restructuration elle-même, mais qu’elle cherche à comprendre les modifications construites sur le moyen terme – elle s’étend sur une période de 17 mois. Ainsi, une centaine de managers américains, travaillant dans le domaine du marketing, ont été interrogés. Leurs réactions sont contrastées : si elles sont majoritairement négatives au départ, elles prennent une toute autre tournure avec le temps. Certains parlent même de « défi », de « liberté », autant de valeurs positives qui marquent, de façon inattendue, ce qu’on pourrait interpréter comme un regain de motivation. Certains chercheurs (Levinson, 1986) suggèrent dès lors que le développement psychique d’un adulte bénéficie du changement et de la discontinuité, et que la restructuration, pour ceux qui restent, peut donc ne pas signifier que de la souffrance mais bien au contraire une réévaluation positive de leur rapport au travail. S’en tenir à cette seule observation est néanmoins insatisfaisant – et ce notamment parce qu’elle n’est pas facilement généralisable, on s’en doute. De plus, un second résultat vient nuancer le caractère encourageant du premier : alors que la satisfaction globale de ces managers vis-à-vis du management supérieur reste plutôt bonne pendant toute la période qui suit la restructuration, il s’avère que leur implication au travail a tendance à baisser. Pour le dire autrement, il semble qu’un clivage apparaisse entre leur discours de surface – la confiance conservée dans la direction – et leur motivation réelle. Tout se passe comme si l’implication pleine et entière dans une organisation de travail devenue synonyme d’insécurité se révélait finalement impossible, du moins pendant un laps de temps important.
Une étude de l’Université de Lancaster, parue en 2007, pointe un autre terrains d’observation riche d’enseignements pour les professionnels des risques psychosociaux : ils font en effet du syndrome des survivants un problème essentiellement masculin. L’observation de 5000 salariés « survivants » et de 4000 salariés licenciés a ainsi permis de conclure que les femmes sont moins durement touchées que les hommes par des problèmes psychiques consécutifs à la restructuration. Nulle force féminine spécifique ici, mais plutôt la confirmation que les rapports au travail varient selon le genre : moins valorisées que les hommes, et notamment au plan salarial, les femmes semblent paradoxalement retirer de leur situation moins enviable au départ une forme de protection face aux aléas de l’activité professionnelle. Ainsi, les hommes ont été plus souvent traités par anti-dépresseurs, tandis que les femmes ont majoritairement reçu des anxiolytiques – une différence dans la médication dont on infère une différence dans la gravité des troubles. Sans doute y aurait-il à reprendre l’analyse de cette corrélation, puisqu’on peut aussi penser qu’hommes et femmes n’ont pas forcément la même façon de présenter leur souffrance au corps médical, et ce pour des raisons sociales et culturelles. Enfin, l’étude permet de préciser les stratégies mises en œuvre par les survivants pour contrer leur stress : parmi elles, le présentéisme – une façon d’occuper l’espace comme l’esprit. Un moyen aussi, selon une étude de l’HIRES portant sur « La santé dans les restructurations », d’éviter de donner des arguments supplémentaires aux décideurs, pour faire partie de la prochaine « charrette » : "[c]omme il est démontré que des salariés en mauvaise santé sont plus souvent licenciés que des salariés en bonne santé, les salariés malades peuvent être tentés de continuer à travailler même si cela s’avère préjudiciable à leur rétablissement, ce qui ne fait qu’aggraver leurs problèmes de santé sur le long terme (Quinlan, 2007). En ce qui concerne les « rescapés », ils font quatre fois plus preuve de présentéisme malgré leurs maux (Theorell et al., 2003), un taux avéré tout particulièrement chez les travailleurs temporaires (Vahtera et al., 2004)."
Selon l’HIRES toujours, il s’avère que les travailleurs qui parviennent à retrouver un emploi ont une meilleure santé et moins de détresse psychologique que les salariés qui restent en poste malgré la réduction d’effectifs. Les rescapés d’une réduction d’effectifs importante sont les plus susceptibles de présenter une dégradation de leur santé. Même s’il existe encore peu de données sur les effets des restructurations sur la santé des « rescapés », ils ne font cependant aucun doute : les réductions d’effectifs correspondent à des taux de traumatismes accrus, à une plus forte mortalité cardiovasculaire, ainsi qu’à une augmentation de la prescription de psychotropes. Et de façon générale, les réductions d’effectifs font apparaître de plus mauvaises conditions de santé liées au travail.
Crédit photo : keepwaddling1
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Bonjour,
RépondreSupprimerPetite correction à la fin du texte : "prescription de psychotropes" plutôt que "psychotiques".
Qui est l'auteur de cet article ?
Cordialement,
Merci beaucoup pour avoir signalé la malencontreuse transformation de "antipsychotiques" en "psychotiques". Votre suggestion, "psychotropes" pour "médicaments psychotropes", plus générique, a été ici retenue pour la correction.
SupprimerSujet brûlant et vraiment intéressant. J'apprécie beaucoup la façon dont est présentée la problématique.
RépondreSupprimerCordialement,
Norbert