Dans un ouvrage récent, le philosophe allemand Hartmut Rosa
analyse ce qu’il appelle « l’accélération du temps », laquelle serait une
caractéristique de la modernité : la messagerie électronique, parce qu’elle
permet de répondre à des sollicitations professionnelles de manière immédiate,
et ce y compris hors de son lieu de travail, hors de ses horaires habituels,
participe de ce mouvement global d’accélération. Pour autant, ses utilisateurs
sont-ils condamnés à travailler toujours plus vite ?
Faire preuve de réactivité à la réception d’un message
électronique est habituellement perçu comme une qualité professionnelle : on se
signale ainsi comme un collaborateur disponible, efficace et compétent. Le
problème, on le sait bien, est que les messages se multiplient, et que le simple temps de réponse occupe désormais une partie importante des journées des salariés. Faut-il dès lors voir dans la messagerie électronique un piège
chronophage, susceptible d’augmenter le développement des situations de
mal-être au travail ? Il n’est sans doute pas si simple de pointer ainsi du
doigt le dispositif technique :
« Contrairement à une hypothèse largement
répandue […], la technologie n'est pas elle-même la cause de l'accélération
sociale. […] rien, dans cette technologie, ne me force ou même ne m'incite à
lire et à écrire plus de messages par jour, même si, bien évidemment, la
technologie est une condition de possibilité de l'augmentation. » (H. Rosa, Aliénation et accélération, p. 33)
Notre utilisation de la messagerie électronique peut en
effet être largement améliorée, à supposer que l’on accepte de voir la
fascination qu’elle exerce sur nous : finalement, nous sommes sans doute
responsables de notre propre aliénation, grisés par une accélération temporelle
que nous désirons autant que nous en subissons les effets parfois négatifs.Interviewé par les journalistes Martin Legros et Martin Duru, Hartmut Rosa
explique ainsi :
« C'est le grand paradoxe de l'accélération. À chaque fois,
nous espérons que les nouvelles technologies vont nous donner plus de temps.
Mais, à chaque fois, nous faisons l'expérience du contraire : la technologie ne
nous aide pas à résoudre le problème du temps, elle l'aggrave au contraire !
Elle ne rend pas le temps plus abondant, elle l'épuise. Pour comprendre cela,
il faut faire la distinction entre logique individuelle et collective. Lorsque
vous vous déplacez en voiture au lieu de marcher, le trajet vous prend dix
minutes au lieu d'une heure. Vous avez gagné cinquante minutes que vous pouvez
utiliser comme temps libre. Mais avec les voitures ou Internet, c'est aussi la
vie sociale qui s'accélère. Le flot qui vous entoure, la vitesse de l'activité
sociale augmentent. Les e-mails sont mon exemple favori : dans le passé, on
écrivait dix lettres en une heure, à présent, il faut moitié moins de temps
pour écrire dix e-mails. Du coup, on écrit encore plus d'e-mails et on en lit
beaucoup plus. Cette logique exponentielle n'est pas due à la technologie, mais
à une logique de compétition qui nous est propre. La famine temporelle tient
ainsi à ce que j'appelle « la logique de la montée en flèche ». Nous produisons
et nous consommons toujours plus de biens, et donc plus d'options, de
possibilités. Vous avez le choix de faire de plus en plus de choses : davantage
de chaînes de télé, de pages Internet, le nombre de personnes que vous pouvez
rencontrer a explosé. Conséquence : vous avez moins de temps pour vous
intéresser à chaque objet, pour suivre chaque option, pour vous attacher à
chaque contexte. Car la seule chose que vous ne pouvez pas augmenter, c'est le
temps lui-même ! »
Il reste donc la possibilité de choisir de prendre son
temps, pour une fois : mais, prévient Hartmut Rosa, y compris dans ce cas, le
désir de performance et d’accélération est souvent sous-jacent :
« Certains essayent de lever le pied. Mais, souvent, leur
attitude procède de ce que j'appelle la « décélération fonctionnelle ». Ils
vont à des cours de méditation ou dans un monastère pour méditer une ou deux
semaines sans Internet, sans connexion avec l'extérieur, ils ralentissent, mais
c'est une stratégie de coaching personnel : ils ont l'intention d'être encore
plus efficace, plus rapide, plus compétitif une fois de retour au travail. »
La
décélération n’est donc pas un processus simple : s’y engager dans le seul
objectif d’augmenter encore le rythme de travail – une visée légitime dans la
compétition pour la productivité - expose au risque d’une dérégulation pathogène
du temps vécu. De ce point de vue, Hartmut Rosa analyse le burnout et la
dépression comme des symptômes du dysfonctionnement dans l’accélération du
temps : ils sont de fait des moments d’arrêt de toute activité, une
décélération radicale.
Ce
constat engage à penser des stratégies collectives d’adaptation aux
environnements de travail : on ne peut faire peser sur les seuls individus
la responsabilité d’une gestion raisonnée des nouveaux rythmes de travail
induits par la messagerie électronique et les outils numériques en général. Ces
derniers libèrent, à l’échelle collective, du temps : sans doute y a-t-il
ici une opportunité pour créer un apprentissage social de l’utilisation
rationnelle de ce temps gagné, dans la recherche complexe d’un équilibre entre
augmentation de la productivité permise par la technologie, et préservation du
bien-être au travail.
Crédit photo : hirondellecanada
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