mardi 15 février 2011

Le stress du pouvoir


Une étude parue dans Psychological Science suggère que les détenteurs du pouvoir sont plus prompts à agresser leurs subordonnés lorsqu'ils se sentent incompétents - la compétence dans l'exercice du pouvoir étant ici définie comme le sentiment d'être capable d'influencer les autres. Cette corrélation, sur laquelle âge et sexe n'auraient pas d'influence, s'effacerait au fur et à mesure que l'on descend l'échelle hiérarchique.


Depuis la mise en circulation du terme « harcèlement moral » forgé par Marie-France Hirigoyen, la question de la souffrance au travail a été largement traitée du point de vue des « conduites abusives » perpétrées à l'encontre de salariés - par des supérieurs hiérarchiques en particulier. La définition donnée par l'INRS à l'attention des médecins du travail en 2007 est de ce point de vue révélatrice : « Le harcèlement est défini comme une pathologie de la solitude, issue de techniques de management favorisant la désolidarisation des collectifs de travail. »
Une telle formulation semble ambiguë : à la lecture du texte qui la précède, il semble bien que la solitude soit bien celle du salarié qu'on harcèle. Pourtant, à strictement parler, le harcèlement n'est pas une pathologie du harcelé : ce sont les conséquences du harcèlement qui en sont une pour lui. Le fait que le terme « harcèlement » se confonde petit à petit avec les symptômes des victimes ferait donc presque oublier que le stress au travail est en fait partagé par tous les acteurs de la situation. D'ailleurs, le positionnement de chercheurs en management comme Wayne Hochwarter, du Business College de l'Université de Floride, fait clairement émerger le corollaire de ce focus sur la victimisation des salariés : le « boss » est toujours présenté comme un potentiel bourreau.

Alors, le pouvoir rend-il méchant ? Si le « boss » en question n'est pas stressé, pas forcément, soutient une étude américaine qui tente de distinguer les conditions dans lesquelles l'exercice du pouvoir au travail peut se révéler pathogène. Si elle s’appuie sur une observation préliminaire des conditions réelles de travail, cette étude de psychologie expérimentale a tout de même les défauts inhérents à l'expérimentation : elle provoque des réactions de façon artificielle, chez des sujets conscients de participer à une expérience scientifique. Néanmoins, les résultats obtenus ici ne sont pas sans intérêt pour la question de la prévention des risques psychosociaux, dans la mesure où la perspective est non pas celle du stress de la victime mais celle du stress de l'agresseur – le stress au travail étant donc ici non plus seulement un symptôme mais également une cause du dysfonctionnement organisationnel et relationnel. L'étude When the Boss feels Inadequate. Power, Incompetence, Aggression invite donc à relire de façon plus large, en y incluant tous les acteurs, la définition donnée par l’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail : « un état de stress survient lorsqu’il y a déséquilibre entre la perception qu’une personne a des contraintes que lui impose son environnement et la perception qu’elle a de ses propres ressources pour y faire face. Bien que le processus d’évaluation des contraintes et des ressources soit d’ordre psychologique, les effets du stress ne sont pas, eux, uniquement de même nature. Ils affectent également la santé physique, le bien-être et la productivité ».

Dans les expériences menées par les auteurs, la compétence est définie entièrement du point de vue des représentations subjectives : être compétent-e, c'est ici uniquement se sentir capable d'influencer les autres. Les expérimentateurs ne se risquent pas à une évaluation de la compétence réelle, et ce parce que les sujets qu'ils observent ne sont pas de véritables dirigeants mais en jouent le rôle le temps de l'expérience.

Le résultat principal est qu'être en position de pouvoir élève mécaniquement les exigences auxquelles on pense devoir répondre : il s'agit d'être à la hauteur, et la pression qui en résulte est fragilisante. Si l'on a l'impression de ne plus avoir l'influence nécéssaire sur ses collaborateurs, le recours à l'agression devient un moyen de retrouver le contrôle sur l'environnement.

Comme le soulignent les auteurs eux-mêmes, un tel résultat ne fait que confirmer ce qu'un certain bon sens pouvait faire pressentir : on peut penser par exemple aux stratégies de flatterie, qui sont un remède bien connu pour qui cherche à se protéger des foudres d'un pouvoir peu sûr de lui et prompt à s'en défendre par des comportements agressifs. Un feedback positif sur leur compétence dans l'exercice du pouvoir a ainsi inhibé les conduites agressives de certains participants à l'étude, alors que ceux qui n'ont eu qu'un retour neutre se sont révélés plus hostiles avec leurs subordonnés. Evidemment, il ne s'agit pas pour les auteurs de recommander la flatterie comme moyen de défense contre l'agression au travail : comme ils le soulignent ironiquement eux-mêmes, la flatterie a finalement pour effet pervers de faire perdre le sens des réalités à son bénéficiaire. Ils plaident plutôt pour une meilleure compréhension des enjeux, notamment psychologiques, liés aux positions de pouvoir : leurs détenteurs cherchent à préserver non seulement leur influence sur les autres, mais aussi leur ego. On a là un écho intéressant à la définition donnée du pouvoir par Pascale Molinier : « Du point de vue de la santé mentale, le pouvoir n'est pas une fin en soi mais un moyen, un moyen très puissant de souffrir moins. » Ainsi l'évitement du stress pour l'un devient souvent le stress de l'autre... Il convient tout de même de garder à l'esprit que, statistiquement, la source première d'agression pour les salariés n'est ni le supérieur hiérarchique ni le collègue, mais, pour les professions en contact avec le public, les usagers de leurs services.

Crédit photo : Wonderlane

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