mercredi 23 mars 2011
Le stress cognitif, une conséquence du "boundary less work"
La notion de stress cognitif apparaît désormais dans les études autour des risques psychosociaux. Si des enquêtes françaises le décrivaient récemment comme un phénomène individuel sur lequel l'organisation du travail aurait finalement peu de prise, une enquête danoise propose au contraire de le considérer comme un type de stress étroitement corrélé à certaines professions, à savoir celles qui sont caractérisées par l'absence de limites claires à la réalisation de la tâche (tant du point de vue de sa complétude que de sa qualité) (boundary less work). Les individus pour lesquels l'estime de soi serait conditionnée par l'idée de performance seraient particulièrement fragilisés par ces environnements professionnels : travail social, management, recherche, enseignement, médecine etc.
Vous êtes stressés, certes, mais comment ? Selon le site les-rh, qui diffuse les résultats d’enquêtes menées par l’Institut de Médecine Environnementale (IME) et l’Observatoire de la Vie au Travail (OVAT), une distinction est à faire entre stress cognitif et stress pathologique : « Dans le stress cognitif, la dimension individuelle l’emporte. Le manager ne peut rien y faire. Par contre, le stress pathologique est fortement relié à l’organisation. […] Lorsque le stress est relié à la dimension individuelle, le sujet manque d’affirmation, a une motivation liée aux résultats, un certain état d’esprit. Il faut faire du bon management des différents profils afin de protéger les individus du stress. »
Un tel diagnostic pose question : s’il s’avère que « le manager ne peut rien y faire », le salarié est-il condamné à trouver en lui-même les ressources pour une amélioration de son bien-être au travail ? Porte-toi mieux tout seul ou passe ton chemin - voilà une injonction bien malaisée à énoncer. Sans doute faut-il donc rediscuter de ce que recouvre la dénomination « stress cognitif » : plutôt que de réduire le cognitif à une dimension individuelle (ce qui le renvoie finalement au psychologique), il est possible de l'envisager sous l'angle de ses symptômes spécifiques (troubles de la concentration et de la mémoire principalement). Dans cette perspective, on peut envisager son traitement dans une perspective collective.
Une étude parue dans le Scandinavian Journal of Health, intitulée “The effect of the work environment and performance-based self-esteem on cognitive stress symptoms among Danish knowledge workers” [Influence de l'environnement de travail et d'une estime de soi conditionnée par la performance sur les symptômes du stress cognitif chez des "travailleurs de la connaissance" Danois] distingue différents types de stress non fonction de leur origine supposée, mais en fonction du symptôme seul : physique (par exemple, migraines) ; comportemental (par exemple, tendance à l’isolement) ; émotionnel (par exemple, irritabilité) ; cognitif (par exemple, problèmes de mémoire). Dans ce cadre, les manifestations du stress cognitif sont analysées chez les « travailleurs de la connaissance » (knowledge workers) que sont les médecins, ingénieurs, journalistes, chercheurs, dirigeants, travailleurs sociaux, enseignants, bibliothécaires… D’emblée, on pourra reprocher aux auteurs de réduire la cognition à l’intellect, quand il est évident que toute tâche professsionnelle, y compris la plus répétitive et la plus manuelle, implique forcément une dimension cognitive (mémorisation du geste, par exemple). Les auteurs de l’étude scandinave expliquent ainsi : « Nous avons présupposé que les symptômes cognitifs (problèmes de concentration, de clarté de la pensée, de prise de décision, de mémoire) seraient particulièrement saillants chez les employés qualifiés assumant des tâches complexes et requérant de hautes performances cognitives. » En d’autres termes, l’hypothèse de recherche qui sous-tend cette réduction est que les effets du stress cognitif seront plus importants chez ceux qui ont une activité professionnelle pour laquelle les tâches à accomplir n’ont pas de limites clairement établies (boundaryless work) : à quel moment cesse-t-on d’annoter la copie qu’on corrige ? quand considère-t-on qu’on a assez parlé à son patient ? comment décide-t-on que le processus d’écriture d’un article est bouclé ? qu’est-ce que maîtriser un dossier en vue d’une présentation ? Dans tous ces cas, les travailleurs sont renvoyés à leur propre capacité à réguler leur temps de travail (self-regulation of time) et à évaluer tant la complétude de leur tâche (la task completion ambiguity est l’incertitude d’avoir terminé) que la qualité de sa réalisation (task quality ambiguity).
L’intérêt de cette étude est qu’elle traite de front les incertitudes liées aux tâches professionnelles « sans limites clairement établies », d’une part aux incertitudes que produit l’environnement de travail (lack of predictability renvoie au manque d’information dont peut souffrir le travailleur quant aux décisions prises par sa direction au sujet de l’évolution des conditions de travail ou des changements dans l’entreprise) et d’autre part aux incertitudes propres à l’individu. C’est sur ce troisième point que l’on retrouve la dimension individuelle associée dans les enquêtes françaises au stress « cognitif ». Pour les chercheurs danois, il s’agit de pointer le risque accru de stress voire de burnout pour les individus ayant une estime de soi conditionnée par la performance (performance-based self-esteem). Ainsi, lorsque toutes ces incertitudes se trouvent conjointes pour un individu – ai-je vraiment fini mon travail ? l’ai-je bien accompli ? mes tâches futures seront-elles les mêmes ? suis-je satisfait de moi-même ? – on est dans une situation critique. Dès lors, les symptômes du stress cognitif sont, du point de vue de leur intensité, étroitement corrélés au volume des tâches demandées et au degré de clarification dans la distribution des rôles au sein de l’organisation du travail, mais également au type de reconnaissance manifestée, et à l’information prodiguée quant à l’évolution et à la planification des projets. Les individus les plus exigeants vis-à-vis d’eux-mêmes (pour des raisons en effet strictement individuelles) sont les premières victimes du stress dans ces environnements incertains. L’étude souligne donc l’interdépendance des trois niveaux que sont la définition de la tâche à accomplir, l’organisation collective du travail, et le ressenti de l’individu – et, de ce point de vue, ne conclut pas sur une incapacité du manager à soulager le stress cognitif de ses employés, bien au contraire. Le traitement du facteur organisationnel reste donc, dans cette approche, central dans la prise en charge des risques psychosociaux, au détriment d’une approche centrée sur l’individu qui renverrait chacun à sa propre responsabilité et à ses difficultés psychologiques. Après tout, les personnalités pour lesquelles l’estime de soi est fondée sur la performance, pour être plus fragiles, n’en restent pas moins des atouts importants dans une organisation de travail - laquelle a sans doute tout intérêt à les préserver.
Crédit photo : gadl
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Les commentaires sont modérés par les auteurs de ce blog. Les propos injurieux, diffamatoires ou hors sujet seront exclus.