jeudi 29 décembre 2011

Soyez en bonne santé, je le veux


Le lien entre bonne santé des salariés et bonne santé de l’entreprise est en passe de devenir un lieu commun : le bien-être au travail, objectif central des démarches de prévention des risques psychosociaux, n’est donc finalement pas tant recherché pour lui-même que pour les niveaux de performance qu’il permet d’atteindre. En d’autres termes, la santé des salariés devient un enjeu économique, et ses politiques de préservation un instrument supplémentaire de gestion.

Dans le domaine de la santé au travail, la tendance proactive prend une place importante bien qu’elle ne soit pas sans poser question : il s’agit d’un courant de pensée qui met en avant l’idée que chaque individu doit se prendre en main et, à force de volonté, peut régler ses problèmes. En d’autres termes, il s’agit de responsabiliser les salariés quant à leur santé. Or, pour séduisante qu’elle soit sur le papier, une telle approche peut rapidement apparaître comme une injonction paradoxale : si votre entreprise vous conseille de faire du sport pour aller mieux, par exemple, encore faut-il qu’elle vous laisse le temps de le faire. C’est ce que fait remarquer Michèle Boisvert, conseillère principale et chef du secteur Santé et assurance collective de Towers Watson à Montréal : « Au cours des dernières années, les employeurs ont demandé à leurs employés d'augmenter leurs heures de travail et de faire plus avec moins, ce qui réduit le temps consacré aux activités bénéfiques pour la santé, comme l'exercice ou une saine alimentation. » Cette possible contradiction entre les discours et les actes fait directement écho à un écueil majeur dans le champ des risques psychosociaux : ne traiter que le symptôme, et oublier la nécessité de réorganiser le travail.
Une étude publiée dans la revue Occupational Medicine en 1999 signale le peu d’efficacité des stratégies mises en œuvre par les employeurs, sur le lieu de travail, pour améliorer, au vue des recommandations de santé publique, la santé de leurs employés. Par exemple, malgré un nombre important de campagnes de prévention autour des vertus diététiques des fruits et légumes, les mesures qui ont été faites des habitudes alimentaires de salariés aux Etats-Unis et en Angleterre (où respectivement, en 1999, 80% et 42% des entreprises proposaient des programmes de prévention santé) montrent qu’elles évoluent peu dans l’après-coup. L’étude recommande donc, pour plus d’efficacité, un investissement fort de la part des managers, qui doivent montrer leur enthousiasme pour le projet, et une meilleure adaptation aux besoins et attentes des salariés.
Insidieusement, on assiste donc dans ce type de propos à un renversement de la perspective : si les entreprises prennent en charge la santé générale de leurs salariés en insistant majoritairement sur la nocivité de facteurs externes au travail – alimentation déséquilibrée, absence de pratique sportive, par exemple –, elles peuvent finir par négliger la part de leur propre responsabilité. En d’autres termes, l’objectif de la prévention et du traitement des risques psychosociaux est avant tout de réduire la nocivité intrinsèque des organisations de travail, pas de renvoyer les salariés à une culpabilité individuelle de leur mal-être. Comme on le suggérait plus haut, la focalisation sur les mesures proactives dessine toujours à l’horizon ce type de simplification abusive. La tentation est d’autant plus grande, donc, que les études confirmant la corrélation entre bonne santé des travailleurs et bénéfices de l’entreprise se multiplient. L’étude de la société Towers Watson, par exemple, donne les chiffres suivants : « En 2011, les coûts associés à la santé et à la productivité ont représenté un peu plus de 17 % de la masse salariale au Canada, une hausse par rapport à 12,6 % en 2009. Les organisations dont les pratiques en matière de santé et de productivité sont efficaces obtiennent des résultats bien supérieurs. Entre autres avantages, un taux de roulement moyen inférieur (8 % au lieu de 10,4 %), un nombre moins élevé d'absences non planifiées, et dans le cas des sociétés cotées en bourse, une prime du marché de 18 % sont observés dans ces organisations comparativement à celles dont les pratiques en matière de santé et de productivité sont peu efficaces. » Toute la question est donc désormais de savoir comment ce type d’indicateurs va influencer la prévention des RPS du côté des entreprises. Que la motivation de ces dernières soit essentiellement économique n’est ni un secret ni même une entrave à une bonne prise en charge des risques psychosociaux : au contraire donc, puisque la réduction des RPS est bénéfique en termes financiers. Il y a donc là une potentielle boucle vertueuse à exploiter. Néanmoins, c’est bien la question des limites du domaine de la santé ainsi concerné qui se pose : les entreprises peuvent proposer un certain nombre de choses pour que les salariés améliorent leur santé en général, mais elles ne peuvent en aucun cas se substituer à une politique publique. Qu’elles soient le relais naturel de recommandations de santé publique relève donc de leur responsabilité sociale : toutefois, qu’elles se saisissent du sujet pour instaurer de nouvelles instances de contrôle ou d’évaluation des salariés – que celui qui n’a pas fait de sport avant d’arriver au bureau ce matin lève la main – n’est en revanche pas souhaitable. C’est que la bonne santé ne se décrète pas : on touche là du doigt une seconde injonction paradoxale, qui concerne cette fois-ci directement les entreprises. Depuis qu’elles sont légalement tenues à « l’obligation de sécurité de résultat », elles peuvent se trouver tenter mettre en place un véritable contrôle de la santé de leurs employés, un acte directif qui risque rapidement d’empiéter sur la vie privée de ces derniers.
Le sujet de la santé au travail se transforme donc, sous les influences conjuguées des intérêts économiques et des dispositions juridiques. C’est dans ce contexte que doit être rappelée la primauté de la prévention dite primaire pour l’entreprise : s’organiser pour que la bonne santé de tous soit assurée, c’est, au-delà d’un appel à la prise en charge de chacun par soi-même, travailler à diminuer les sources d’insécurité et de malaise – relations conflictuelles, flou des tâches distribuées, absence de visibilité sur le long terme - dont les répercussions sont tout aussi négatives pour la santé que l’abus de frites à la cantine.


Crédit photo : Marc Lagneau

1 commentaire:

  1. Et pourtant, le travail devient source de stress qui cause d'autres maladies pour les salariés. Ils ne suivent plus le rythme au travail.

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