vendredi 30 décembre 2011

Prendre des mesures concrètes face aux RPS : quelques exemples d'initiatives encourageantes


Si la réflexion théorique sur les RPS est en plein développement, ce qui est à n’en pas douter une excellente chose au vu des bouleversements économiques auxquels sont soumis les organisations de travail actuelles, il reste que les professionnels sont en demande d’idées concrètes, qu’ils peuvent mettre en œuvre à court terme. Deux difficultés émergent face à cette demande : d’abord, il ne faut pas laisser l’immédiat de l’action concrète évacuer la nécessité d’une réflexion en profondeur et sur le long terme ; ensuite, les solutions concrètes trouvées pour un environnement de travail spécifique ne sont pas forcément généralisables directement. Gageons néanmoins qu’elles puissent servir d’inspiration pour d’autres…

La prévention des risques psychosociaux s’articule habituellement selon trois niveaux : la prévention primaire doit concrètement éviter l’émergence du risque ; la prévention secondaire concerne les changements organisationnels mis en œuvre lorsque le risque est avéré, et fonctionne donc plus en profondeur d’une part, et plutôt sur le moyen et le long terme d’autre part ; la prévention tertiaire quant à elle cherche à éviter que les conséquences d’un événement traumatique ne prennent trop d’ampleur – elle concerne donc l’après-coup. Comme le rappelle Yves Grasset de la scop VTE (Violences, Travail, Environnement), il n’est pas facile, sur le terrain, d’articuler harmonieusement et efficacement ces trois aspects de l’intervention. Il prend ainsi l’exemple d’une cellule téléphonique ayant eu l’effet, non souhaité au départ, de retarder la réflexion de la direction sur des changements possibles : la présence des psychologues a eu un effet immédiatement apaisant, qui a effacé l’urgence et donc différé l’action. Il y insiste, cet exemple n’est pas généralisable, et la compétence des professionnels des RPS se mesure sans doute notamment à leur capacité à adapter leur approche à la singularité du terrain qu’ils rencontrent.
C’est justement la prise en compte de la singularité qui est au cœur de l’approche de l’ISIS, une société belge citée comme exemple dans la section « Bonnes pratiques » du site de l’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail. Dédiée aux services à la personne, l’ISIS emploie principalement des femmes, souvent précaires, fragilisées économiquement. Le suivi personnalisé qui leur est offert comprend notamment un entretien par mois au minimum, entretien au cours duquel elles peuvent dire i) quelles sont les tâches qui leur semblent réalisables ii) quelles sont les familles avec lesquelles elles aiment travailler iii) quels sont les horaires qui leur semblent pratiquables. Le but est de leur permettre de travailler au plus près de ces souhaits, le niveau de stress ainsi induit directement par le travail, même pour des personnes a priori particulièrement sensibles, étant réduit de façon impressionnante. Savoir s’adapter à la spécificité de ses salariés et de leurs tâches : ce qui peut se dire ainsi d’une entreprise peut se décliner à l’échelle du salarié. Dès lors, il s’agit pour lui de savoir s’adapter à la spécificité de ses collègues et de leurs tâches.
Pour ce faire, quoi de mieux que de tenter, pour une journée, d’adopter concrètement leur perspective ? La journée inversée, mise en pratique depuis 1998 par l’agence de communication Sioux, place chacun à un poste qui n’est pas le sien habituellement : directeur, comptable, commerciaux, graphistes, tous sont concernés. Les témoignages présentés à ce sujet sur le site de l’ANACT sont très positifs, notamment en ce qui concerne la résolution de conflits entre équipes. Le contact concret avec les difficultés du poste de ses collaborateurs oblige en effet à relativiser les critiques que l’on pouvait formuler à son égard. En d’autres termes, ce type d’initiatives a un effet aussi concret que rapide sur les situations de tension, et permet de rétablir les conditions d’une bonne communication entre salariés. L’expérience de contraintes nouvelles pour eux, mais qui sont celles de leurs collègues au quotidien, ne peut en outre qu’être bénéfique pour la façon dont ils envisagent et évaluent leur propre poste, lorsqu’ils le retrouvent au terme de la journée inversée. L’intérêt de ce type d’approche est donc qu’il s’agit d’une démarche avant tout collective, impliquant tous les collaborateurs.
La modification des représentations des uns et des autres, surtout lorsqu’elles sont négatives et sources de conflits, est donc le projet sous-jacent de ces pratiques. Un autre exemple intéressant est constitué par l’introduction à l’hôpital d’associations visant à faire « rire » les patients, en particulier les enfants malades. Sur le site du « Rire médecin », qui fait intervenir des clowns dans les services, Caroline Simonds précise ainsi qu’un des avantages non visés au départ mais bien réel se trouve être l’amélioration, au travers de la qualité de vie du patient à l’hôpital, de la qualité de vie au travail des soignants : « L'« effet-clown » n'agit pas que sur l'enfant, il étend ses bienfaits sur l'ensemble de la communauté thérapeutique qui l'entoure : les parents, la famille, les proches mais aussi les médecins et l'équipe soignante qui découvrent ou redécouvrent que l'humour, le rêve et la fantaisie ont leur place à l'hôpital. »


Crédit photo : victoriapeckham

jeudi 29 décembre 2011

Soyez en bonne santé, je le veux


Le lien entre bonne santé des salariés et bonne santé de l’entreprise est en passe de devenir un lieu commun : le bien-être au travail, objectif central des démarches de prévention des risques psychosociaux, n’est donc finalement pas tant recherché pour lui-même que pour les niveaux de performance qu’il permet d’atteindre. En d’autres termes, la santé des salariés devient un enjeu économique, et ses politiques de préservation un instrument supplémentaire de gestion.

Dans le domaine de la santé au travail, la tendance proactive prend une place importante bien qu’elle ne soit pas sans poser question : il s’agit d’un courant de pensée qui met en avant l’idée que chaque individu doit se prendre en main et, à force de volonté, peut régler ses problèmes. En d’autres termes, il s’agit de responsabiliser les salariés quant à leur santé. Or, pour séduisante qu’elle soit sur le papier, une telle approche peut rapidement apparaître comme une injonction paradoxale : si votre entreprise vous conseille de faire du sport pour aller mieux, par exemple, encore faut-il qu’elle vous laisse le temps de le faire. C’est ce que fait remarquer Michèle Boisvert, conseillère principale et chef du secteur Santé et assurance collective de Towers Watson à Montréal : « Au cours des dernières années, les employeurs ont demandé à leurs employés d'augmenter leurs heures de travail et de faire plus avec moins, ce qui réduit le temps consacré aux activités bénéfiques pour la santé, comme l'exercice ou une saine alimentation. » Cette possible contradiction entre les discours et les actes fait directement écho à un écueil majeur dans le champ des risques psychosociaux : ne traiter que le symptôme, et oublier la nécessité de réorganiser le travail.
Une étude publiée dans la revue Occupational Medicine en 1999 signale le peu d’efficacité des stratégies mises en œuvre par les employeurs, sur le lieu de travail, pour améliorer, au vue des recommandations de santé publique, la santé de leurs employés. Par exemple, malgré un nombre important de campagnes de prévention autour des vertus diététiques des fruits et légumes, les mesures qui ont été faites des habitudes alimentaires de salariés aux Etats-Unis et en Angleterre (où respectivement, en 1999, 80% et 42% des entreprises proposaient des programmes de prévention santé) montrent qu’elles évoluent peu dans l’après-coup. L’étude recommande donc, pour plus d’efficacité, un investissement fort de la part des managers, qui doivent montrer leur enthousiasme pour le projet, et une meilleure adaptation aux besoins et attentes des salariés.
Insidieusement, on assiste donc dans ce type de propos à un renversement de la perspective : si les entreprises prennent en charge la santé générale de leurs salariés en insistant majoritairement sur la nocivité de facteurs externes au travail – alimentation déséquilibrée, absence de pratique sportive, par exemple –, elles peuvent finir par négliger la part de leur propre responsabilité. En d’autres termes, l’objectif de la prévention et du traitement des risques psychosociaux est avant tout de réduire la nocivité intrinsèque des organisations de travail, pas de renvoyer les salariés à une culpabilité individuelle de leur mal-être. Comme on le suggérait plus haut, la focalisation sur les mesures proactives dessine toujours à l’horizon ce type de simplification abusive. La tentation est d’autant plus grande, donc, que les études confirmant la corrélation entre bonne santé des travailleurs et bénéfices de l’entreprise se multiplient. L’étude de la société Towers Watson, par exemple, donne les chiffres suivants : « En 2011, les coûts associés à la santé et à la productivité ont représenté un peu plus de 17 % de la masse salariale au Canada, une hausse par rapport à 12,6 % en 2009. Les organisations dont les pratiques en matière de santé et de productivité sont efficaces obtiennent des résultats bien supérieurs. Entre autres avantages, un taux de roulement moyen inférieur (8 % au lieu de 10,4 %), un nombre moins élevé d'absences non planifiées, et dans le cas des sociétés cotées en bourse, une prime du marché de 18 % sont observés dans ces organisations comparativement à celles dont les pratiques en matière de santé et de productivité sont peu efficaces. » Toute la question est donc désormais de savoir comment ce type d’indicateurs va influencer la prévention des RPS du côté des entreprises. Que la motivation de ces dernières soit essentiellement économique n’est ni un secret ni même une entrave à une bonne prise en charge des risques psychosociaux : au contraire donc, puisque la réduction des RPS est bénéfique en termes financiers. Il y a donc là une potentielle boucle vertueuse à exploiter. Néanmoins, c’est bien la question des limites du domaine de la santé ainsi concerné qui se pose : les entreprises peuvent proposer un certain nombre de choses pour que les salariés améliorent leur santé en général, mais elles ne peuvent en aucun cas se substituer à une politique publique. Qu’elles soient le relais naturel de recommandations de santé publique relève donc de leur responsabilité sociale : toutefois, qu’elles se saisissent du sujet pour instaurer de nouvelles instances de contrôle ou d’évaluation des salariés – que celui qui n’a pas fait de sport avant d’arriver au bureau ce matin lève la main – n’est en revanche pas souhaitable. C’est que la bonne santé ne se décrète pas : on touche là du doigt une seconde injonction paradoxale, qui concerne cette fois-ci directement les entreprises. Depuis qu’elles sont légalement tenues à « l’obligation de sécurité de résultat », elles peuvent se trouver tenter mettre en place un véritable contrôle de la santé de leurs employés, un acte directif qui risque rapidement d’empiéter sur la vie privée de ces derniers.
Le sujet de la santé au travail se transforme donc, sous les influences conjuguées des intérêts économiques et des dispositions juridiques. C’est dans ce contexte que doit être rappelée la primauté de la prévention dite primaire pour l’entreprise : s’organiser pour que la bonne santé de tous soit assurée, c’est, au-delà d’un appel à la prise en charge de chacun par soi-même, travailler à diminuer les sources d’insécurité et de malaise – relations conflictuelles, flou des tâches distribuées, absence de visibilité sur le long terme - dont les répercussions sont tout aussi négatives pour la santé que l’abus de frites à la cantine.


Crédit photo : Marc Lagneau

mardi 27 décembre 2011

Le syndrome du « survivant » (ou du « rescapé ») : travailler quand les autres ont été licenciés




Les licenciements massifs mais sélectifs créent un clivage entre ceux qui restent et les autres. Si, sans surprise aucune, les études sur le stress des salariés licenciés révèlent la souffrance sociale dans laquelle ils se retrouvent, il reste que ceux qui ont été épargnés travaillent dans la peur d’être les prochains sur la liste. Le « syndrome des survivants » est donc devenu, à la fin des années 1980, marquées par les restructurations, un objet d’étude à part entière dans la littérature traitant des risques psychosociaux.

Une étude parue en 2001 dans le Joumal of Occupational and Organisational Psychology pose la question en ces termes : « Les réactions des survivants à une restructuration. Le temps apaise-t-il la souffrance ? ». Le problème est donc envisagé comme relevant d’un traumatisme dont il s’agit de traiter les conséquences, la souffrance étant considérée comme partagée par tous les salariés, qu’ils aient été licenciés ou qu’ils restent. Si l’approche psychologisante insiste sur la culpabilité des survivants, elle n’en néglige pas pour autant un moteur essentiel de leur stress, à savoir la perte de confiance dans les instances managériales, soupçonnées de réserver pour la suite d’autres plans de licenciements. De ce point de vue donc, deux interrogations se dessinent et se révèlent également toxiques pour les individus : le « pourquoi eux et pas moi ? » se décline rapidement en « serai-je le prochain ? ».
Le premier problème qui se pose aux salariés « survivants » est la réorganisation en profondeur de leur travail : quand leur poste n’est pas supprimé et qu’ils ne sont pas réassignés à une autre position, ils doivent bien souvent faire face à des tâches nouvelles : comme le disent clairement Allen et al. (2001), « Lorsqu’une organisation de travail impose une restructuration, les survivants, c’est-à-dire les salariés qui continuent à travailler, sont ceux dont on attend qu’ils fassent fonctionner l’organisation – et qu’ils y réussissent, avec finalement moins de personnel. » Le stress induit par ces changements est compréhensible, et il s’étend sur une période longue. L’intérêt de cette étude est précisément qu’elle ne s’arrête pas à l’observation de la restructuration elle-même, mais qu’elle cherche à comprendre les modifications construites sur le moyen terme – elle s’étend sur une période de 17 mois. Ainsi, une centaine de managers américains, travaillant dans le domaine du marketing, ont été interrogés. Leurs réactions sont contrastées : si elles sont majoritairement négatives au départ, elles prennent une toute autre tournure avec le temps. Certains parlent même de « défi », de « liberté », autant de valeurs positives qui marquent, de façon inattendue, ce qu’on pourrait interpréter comme un regain de motivation. Certains chercheurs (Levinson, 1986) suggèrent dès lors que le développement psychique d’un adulte bénéficie du changement et de la discontinuité, et que la restructuration, pour ceux qui restent, peut donc ne pas signifier que de la souffrance mais bien au contraire une réévaluation positive de leur rapport au travail. S’en tenir à cette seule observation est néanmoins insatisfaisant – et ce notamment parce qu’elle n’est pas facilement généralisable, on s’en doute. De plus, un second résultat vient nuancer le caractère encourageant du premier : alors que la satisfaction globale de ces managers vis-à-vis du management supérieur reste plutôt bonne pendant toute la période qui suit la restructuration, il s’avère que leur implication au travail a tendance à baisser. Pour le dire autrement, il semble qu’un clivage apparaisse entre leur discours de surface – la confiance conservée dans la direction – et leur motivation réelle. Tout se passe comme si l’implication pleine et entière dans une organisation de travail devenue synonyme d’insécurité se révélait finalement impossible, du moins pendant un laps de temps important.
Une étude de l’Université de Lancaster, parue en 2007, pointe un autre terrains d’observation riche d’enseignements pour les professionnels des risques psychosociaux : ils font en effet du syndrome des survivants un problème essentiellement masculin. L’observation de 5000 salariés « survivants » et de 4000 salariés licenciés a ainsi permis de conclure que les femmes sont moins durement touchées que les hommes par des problèmes psychiques consécutifs à la restructuration. Nulle force féminine spécifique ici, mais plutôt la confirmation que les rapports au travail varient selon le genre : moins valorisées que les hommes, et notamment au plan salarial, les femmes semblent paradoxalement retirer de leur situation moins enviable au départ une forme de protection face aux aléas de l’activité professionnelle. Ainsi, les hommes ont été plus souvent traités par anti-dépresseurs, tandis que les femmes ont majoritairement reçu des anxiolytiques – une différence dans la médication dont on infère une différence dans la gravité des troubles. Sans doute y aurait-il à reprendre l’analyse de cette corrélation, puisqu’on peut aussi penser qu’hommes et femmes n’ont pas forcément la même façon de présenter leur souffrance au corps médical, et ce pour des raisons sociales et culturelles. Enfin, l’étude permet de préciser les stratégies mises en œuvre par les survivants pour contrer leur stress : parmi elles, le présentéisme – une façon d’occuper l’espace comme l’esprit. Un moyen aussi, selon une étude de l’HIRES portant sur « La santé dans les restructurations », d’éviter de donner des arguments supplémentaires aux décideurs, pour faire partie de la prochaine « charrette » : "[c]omme il est démontré que des salariés en mauvaise santé sont plus souvent licenciés que des salariés en bonne santé, les salariés malades peuvent être tentés de continuer à travailler même si cela s’avère préjudiciable à leur rétablissement, ce qui ne fait qu’aggraver leurs problèmes de santé sur le long terme (Quinlan, 2007). En ce qui concerne les « rescapés », ils font quatre fois plus preuve de présentéisme malgré leurs maux (Theorell et al., 2003), un taux avéré tout particulièrement chez les travailleurs temporaires (Vahtera et al., 2004)."

Selon l’HIRES toujours, il s’avère que les travailleurs qui parviennent à retrouver un emploi ont une meilleure santé et moins de détresse psychologique que les salariés qui restent en poste malgré la réduction d’effectifs. Les rescapés d’une réduction d’effectifs importante sont les plus susceptibles de présenter une dégradation de leur santé. Même s’il existe encore peu de données sur les effets des restructurations sur la santé des « rescapés », ils ne font cependant aucun doute : les réductions d’effectifs correspondent à des taux de traumatismes accrus, à une plus forte mortalité cardiovasculaire, ainsi qu’à une augmentation de la prescription de psychotropes. Et de façon générale, les réductions d’effectifs font apparaître de plus mauvaises conditions de santé liées au travail.


Crédit photo : keepwaddling1

dimanche 11 décembre 2011

Le burnout ou épuisement professionnel (3). Les difficultés du retour au travail



Le congé maladie nécessaire au soin du burnout est habituellement long : il peut se compter en mois. Le retour au travail, outre qu’il doit se faire au bon moment, peut donc se révéler difficile : perte de son poste, méfiance des collègues et des managers… C’est toute la problématique de la reconnaissance de la souffrance psychique qui est contenue ici.



En 2001, l’Organisation Mondiale de la Santé qualifiait les troubles dépressifs de « bombe économique et sociale à retardement » : la projection faite pour 2020 place la dépression au deuxième rang des causes d’invalidité, tous âges et sexes confondus – ce qu’elle est déjà au demeurant pour les 15-44 ans. Or, cette prévalence n’est malheureusement pas associée à une reconnaissance réelle, dans les organisations de travail, du sérieux de la souffrance psychique. Le facteur explicatif le plus puissant est sans doute que chacun, à tous les niveaux hiérarchiques, craint finalement pour sa propre santé : si l’autre va vraiment mal à cause de son travail, alors je risque d’aller mal moi aussi. Renvoyer le burnout à une dépression causée par des facteurs individuels, et renvoyer le salarié touché à une fragilité psychique qui lui serait propre, c’est donc aussi éviter de remettre en cause l’ensemble de l’organisation de travail.
Le retour au travail est donc un défi : un consultant canadien, notant au passage que 3,4 millions de Canadiens ont été touchés par le burnout en 2004, donne ainsi, comme de nombreux autres, de bons conseils pour une reprise sécurisée de l’activité professionnelle. Prendre le temps de se soigner, réorganiser les tâches de telle sorte que la surcharge qui a causé le trouble ne se produise plus… La stratégie comportementaliste des « 3 R » - Recognize, Reverse, Resilience : reconnaître les symptômes, les combattre, se rétablir – s’inscrit dans la même perspective. A lire ces pages finalement rassurantes et pleines de bon sens, on en oublierait presque la difficulté réelle, sur le terrain, que rencontrent bien des salariés : le portail québécois Jobboom a publié sur ce sujet, en 2006 un dossier riche en témoignages émanant aussi bien de recruteurs que de consultants et de salariés. Or, la tonalité des discours semble constante : le stigmate du burnout est difficile à effacer, et c’est la mise à distance que subissent les individus concernés, tant du côté des ressources humaines que de leurs collègues – quand ils ne perdent pas leur emploi, on les réassigne à un poste de niveau inférieur, par exemple. Une salariée explique ainsi avoir préféré démissionner pour prendre le temps de se soigner, refusant d’inscrire un congé maladie de longue durée sur son CV : un tel choix, qui suppose par ailleurs une certaine aisance financière au départ et n’est donc pas ouvert à tout un chacun, révèle par sa radicalité la peur réelle d’être marqué du sceau de la dépression.
Plusieurs raisons sous-tendent la méfiance des entreprises vis-à-vis de leurs salariés touchés par les symptômes de l’épuisement professionnel. D’abord, on l’a dit plus haut, reconnaître le burnout c’est implicitement reconnaître un dysfonctionnement de l’organisation du travail. Les conséquences d’une telle démarche peuvent évidemment être lourdes en termes de gestion – tant du point de vue financier que du point de vue humain. Ensuite, le congé maladie de longue durée entraîne une désorganisation provisoire des services : paradoxalement, le burnout de l’un peut rapidement devenir celui de l’autre, si les dossiers en attente sont simplement répartis sur les agendas de ceux qui restent… Le ressentiment vis-à-vis du salarié qui a « craqué », alors que les autres « tiennent » et pallient son absence, participe des difficultés propres au retour de congé. Ce dernier point est finalement le plus complexe, si l’on considère que le premier entre dans le champ d’action, en plein développement, du traitement des risques psychosociaux. A l’échelle des entreprises en effet, si la situation est loin d’être idyllique, il reste que la prise de conscience se généralise et que l’incitation à la remédiation est forte. La place prise par les RPS dans la presse et les discours des pouvoirs publics est telle que les chercheurs témoignent même de leur difficulté à traiter en temps réel cette demande sociale marquée par l’urgence des cas les plus dramatiques – on pense à la vague de suicides à France Télécom, par exemple. Mais ce que révèle la réflexion sur les difficultés de la reprise d’activité, c’est le décalage entre ces discours ambiants, qui vont dans le sens positif de la reconnaissance de la souffrance au travail, et la réalité de la perception négative des troubles dépressifs, a fortiori du burnout. Toujours suspectée d’être feinte ou exagérée par des individus finalement fragiles ou immatures, la souffrance psychique des salariés relève donc de la double peine si, au terme d’un processus de soin souvent long, le retour au travail est marqué par la stigmatisation et la méfiance.

Crédit photo : Garuna bor-bor